Il faut bien sûr une compétence dans la langue d’écriture pour écrire soi-même une lettre dans cette langue. Les scripteurs alphabétisés en bambara seulement ont donc des pratiques distinctes : autographes en bambara et déléguées en français (par exemple, Sinaly K 23 ou Sidi K 18). Les deux autres configurations récurrentes concernent soit des scripteurs scolarisés en français et ayant connu une formation ultérieure en bambara, soit des scripteurs passés par l’école bilingue.
Dans le premier cas, le privilège au français est assez attendu : la socialisation initiale à l’écrit est exclusivement en français, et l’apprentissage ultérieur du bambara plus ou moins approfondi. Ainsi, les deux « anciens élèves » dont nous avons dressé le portrait en 2ème partie, Ba Soumaïla et Demba, privilégient le français dans l’écriture de leurs lettres. Par exemple, Demba déclare écrire le plus souvent en français : «parcequec’estlefrançaisquiestrapidechezmoi(...)jesuis[plus]rapideenfrançaisquelebambara,sansquoijeconnaisbienlebambara » (K 28). L’aisance comme rapidité d’exécution est ici mise en avant.
Deux « générations lettrées » plus loin, Toumani Sanogo (scolarisé à Balan en français, 8ème, alphabétisé en bambara) développe des arguments du même ordre : il peut écrire une lettre en bambara mais « préfère » le faire en français (« tubabukandekadineyekatεmεakan », K 58) ; il reprend l’argument de Demba de la rapidité : « halininebεlεtirisεbεntubabukankatelinebolo », même pour écrire une lettre, je le fais plus rapidement en français. Avec un profil similaire, Makan Konaté (GL 3, 6ème, alphabétisé en bambara) n’écrit ses lettres qu’en bambara. Le niveau scolaire atteint est ici à prendre en compte (Makan a atteint un niveau moindre) ainsi que la densité des écrits professionnels, (Makan étant secrétaire d’AV a des écrits professionnels en bambara très importants, ce qui n’est pas le cas de Toumani). Notons toutefois que Makan retient de sa socialisation scolaire à l’écrit en français une compétence lectorale : il peut lire une lettre en français (donnée de l’entretien confirmée lors de la passation du questionnaire), pour lui ou pour d’autres, mais non en écrire.
Dans le cas des bi-alphabétisés passés par l’école bilingue, le privilège donné au français est aussi massif. Plusieurs enquêtés déclarent une préférence personnelle à écrire en français. Nous pouvons nous arrêter sur la formulation que propose Baïné Coulibaly dans l’extrait suivant.
‘ AM Est-ce que tu as l’habitude d’écrire des lettres ? BC Lεtiri ? N yεrε ta ? N b’o sεbεn. AM A ka ca bamanankan na ni tubabukan na ye ? BC A ka ca tubabukan na, hali n’a ma ɲa, a ka ca o de la, bamanankan n tε se k’o sεbεn k’a bεεɲεnabɔ.’ ‘ Traduction : ’ ‘ AM Est-ce que tu as l’habitude d’écrire des lettres ? BC Des lettres ? Pour moi-même ? Je les écris.AM Plus souvent en bambara qu’en français ? BC Le plus souvent en français, même si ce n’est pas impeccable, le bambara, je n’arrive pas en l’écrivant à régler toutes mes affaires (K 65).’La dernière formule indique que ce scripteur ne dispose pas en bambara de compétences scripturales suffisantes pour « régler » ses affaires. La compétence en question est plus qu’une compétence étroitement linguistique. L’examen des écrits de Baïné Coulibaly tels qu’il apparaissent dans le corpus d’écrits (p = 7) montre un usage dominant du bambara, notamment dans la constitution personnelle de listes bilingues (bambara- wolof ; bambara- une autre langue non identifiée), ainsi que dans des pratiques de copie. S’il privilégie le français, même jugé par lui-même incorrect, dans ses lettres, c’est que ce qu’on peut appeler sa compétence discursive est plus développée dans ce domaine 340 .
Les arguments les plus souvent avancés pour justifier le choix d’écrire dans l’une ou l’autre langue concernent toutefois les destinataires.
Nous utilisons l’expression « compétence discursive » pour désigner de manière générale « l’aptitude à maîtriser les règles d’usage de la langue dans la diversité des situations » comme indiqué dans l’article « Compétence discursive » du Dictionnaire d’analyse du discours (CHARAUDEAU, P. & MAINGUENEAU, D. 2002 : 113), et sans en faire un usage technique.