Compétences anticipées des destinataires

Le cas le plus simple est celui d’un scripteur bilingue à l’écrit (disposant d’une compétence discursive à écrire une lettre dans les deux langues) qui choisit une langue d’écriture en fonction des compétences connues du destinataire. Ainsi Madou déclare : « Si je sais que la lettre que je dois envoyer c’est à quelqu’un qui sait lire le bambara, j’écris en bambara ; bon si je sais qu’il sait lire en français, je lui écris en français », K 61.

Comment faire quand les compétences du destinataire ne sont pas connues avec certitude ? Une solution originale, citée par Lassine Traoré (scolarisé bilingue 7ème, alphabétisé) consiste à écrire la même lettre dans les deux langues : « s’il ne parvient pas à la lire en français, eh bien ils parviendront à la comprendre en bambara » (« ni a ma se ka kalan français la, donc u na se ka a faamuya bamanankan na », K 41). C’est la seule fois qu’un écrit « digraphe » a été évoqué, et nous n’en avons pas observé. Le plus souvent un choix s’effectue, les compétences du destinataire ou des personnes qui seront disposées à lui lire la lettre faisant l’objet d’une estimation. Dans ce cas, les enquêtés se réfèrent plus ou moins explicitement à des discours sur les langues, que l’on appelle « épilinguistiques ». On peut se reporter à la définition qu’en donne Cécile Van den Avenne comme « les discours "ordinaires" que tiennent les locuteurs sur leur propre pratique ou la pratique d’autres locuteurs », et à la distinction qu’elle propose entre :

‘d’une part les récits de pratique qui essaient de rendre compte d’une expérience langagière individuelle, et d’autre part les discours de savoirs qui énoncent un certain nombre de faits sur les langues et qui correspondent à ce qu’on nomme linguistique populaire. (VAN DEN AVENNE, C. 2001 : 620).’

Dans notre cas, nous avons affaire à des récits de pratiques (je choisis telle langue dans tel contexte) qui se réfèrent plus ou moins explicitement à des discours de savoirs. On peut se reporter ici au cas de Baïné Traoré (alphabétisé) qui a une pratique différenciée selon la destination de ses lettres. Quand nous abordons la question des lettres, durant l’entretien, il commence par une précision.

BT Mais ne ka lεtiri caman bε ci faranse la parce que i b’a sɔrɔ yɔrɔ dɔw la bamanankan, o ma degelen kosεbε yɔrɔ caman na, ni i y’a lεtiri ci/ Int. I b’a kε faranse la ? BT Voilà, kalanden jɔlen, n b’a caman sεbεn faranse la, mais n yεrε t’o sεbεn, ne yεrε b’o di minnu bε se ka... ekɔlidenw minnu bε se k’a kε ou bien mεtiri parce que ... Bamakɔ sisan n’i ma kε faranse ye gεlεya bε sɔrɔ o la...’ ‘ Traduction : ’ ‘ BT Mais j’envoie beaucoup de lettres en français, parce que tu verras que dans certains endroits le bambara n’est pas tellement connu, dans beaucoup d’endroits, si tu envoies une lettre /Int. Tu le fais en français ? BT Voilà, à des « anciens élèves », j’écris souvent des lettres en français, mais ce n’est pas moi-même qui les écris, moi-même je les donne à ceux qui savent... les écoliers qui en sont capables, ou bien les maîtres d’école parce que ... à Bamako maintenant, si tu n’écris pas en français, cela pose des problèmes... (K 15).’

Dans cet extrait, on relève l’ambiguïté de la lettre déléguée, que dans un premier moment l’enquêté assume comme « écrite » par lui (« nb’acamansεbεnfaransela », j’écris souvent des lettres en français), avant de rectifier : « maisnyεrεt’osεbεn », mais ce n’est pas moi-même qui les écris. Nous reviendrons sur ce point dans la section suivante. A ce stade, l’intérêt de cet extrait est l’argument que développe Baïné en faveur d’une écriture en français, qui est que le bambara n’est pas « tellement connu » dans « beaucoup d’endroits ». Il faut entendre ici le bambara écrit. Il précise son propos en localisant un des ces endroits, Bamako. On peut parler ici de discours épilinguistique dans la mesure où Baïné énonce ses arguments sur le mode de la généralité. Ces discours reposent sur une division entre des endroits lointains, souvent urbains, où le français est la langue de la communication écrite la plus appropriée, et un entre-soi, parfois identifié comme rural, où le bambara est adéquat. En effet, dans un second temps, Baïné évoque ses pratiques d’écriture, autographe, de lettres en bambara, à propos de la dernière lettre qu’il a écrite, qui remonte à deux mois. Il évoque ici son destinataire.

BT Voilà n teri don, n bε se k’a ci n teri dɔ ma, n b’a ci mɔgɔ yɔrɔ dɔ ma, ni n y’a dɔn o bε se ka bamanankan kalan, n b’a ci olu ma (...). [Revenant sur le destinataire de la dernière lettre] An ka mɔgɔ dɔ don, a ye lεtiri bila ka na o tun ye bamanankan ye ne fana ye jaabi min di a ma, n fana y’o kε bamanankan na.’ ‘ Traduction : ’ ‘ BT Voilà c’est mon ami, je peux écrire [une lettre] à mon ami, quand j’écris à quelqu’un dans un certain lieu, si je sais que cette personne peut lire le bambara, je le leur envoie (...). [Revenant sur le destinataire de la dernière lettre] C’est un de nos proches, il nous a envoyé une lettre qui était en bambara, à mon tour en lui répondant, moi aussi je l’ai fait en bambara (K 15).’

Dans ce passage, on relève à nouveau une oscillation entre la description d’une interaction singulière et la justification sur le mode de la généralité. Le choix d’écrire en bambara est présenté ici comme une décision liée au contexte d’un échange épistolaire commencé par son correspondant en bambara, mais cette stratégie est associée à une réflexion sur les destinations et la connaissance qu’on peut avoir des compétences en bambara disponibles sur place.

On retrouve ce schéma dans différents entretiens. Dans l’extrait suivant, Sirima Camara (scolarisé bilingue, alphabétisé) justifie son choix d’écrire en bambara.

SC Tuma caman n bε a sεbεn balikukalan na, comme n’i b’o baara la... Int. I b’o de dɔn kosεbε/ SC I b’o de dɔn kosεbε o tεmεnen kɔ, n b’a ci minnu ma fana mɔgɔ caman bε yan. Int. Olu fana b’o de dɔn. SC Olu fana b’o dɔn parce que mɔgɔ caman bε yan n’u bɔra ekɔli la dɔrɔn, u ka sira tε révisions na, ka fɔ ka révisions kε u ka sira t’o ye’ ‘ Traduction : ’ ‘ SC J’écris souvent en alphabétisation [en bambara], puisque si c’est ton travail... Int. C’est ce que tu connais le mieux/ SC C’est ce que tu connais le mieux et en plus, les gens à qui je les envoie sont pour beaucoup ici. Int. Eux aussi c’est cela qu’ils connaissent.SC Eux aussi le connaissent parce qu’il y a beaucoup de gens ici à peine sortis de l’école, ils ne se préoccupent plus des révisions, c’est-à-dire faire des révisions ce n’est plus leur préoccupation (K 16).’

Le fait d’écrire à des personnes proches (« quisontici », le déictique renvoyant à une proximité à la fois géographique et sociale, les destinataires proches étant des agriculteurs alphabétisés par la CMDT) suffit à rendre du compte du choix du bambara. On peut relever qu’a contrario, le français est associé à l’école et à des « révisions » ultérieures, ce qui montre bien que la socialisation scolaire bilingue qu’a connu ce scripteur ne l’empêche pas de désigner le français comme langue de l’école.

Pour un destinataire lointain, les enquêtés estiment qu’il trouvera plus facilement dans son environnement un lecteur du français, que du bambara. Ndiamba Coulibaly (école classique, alphabétisé) écrit le plus souvent en français, notamment à des proches installés en Côte-d’Ivoire.

TC Le plus souvent c’est en français, parce que le bamanan là quand tu écris ça en bamanan y a/ bon pour la traduction là, si la personne qui va lire la lettre n’est pas tellement compétente, elle ne pourra pas bien s’exprimer dedans. AM Oui. TC Si c’est français même si c’est mal écrit, quand il entend le mot seulement, bon il va se débrouiller (K 19). ’

On repère ici, comme dans les propos de Baïné Coulibaly cités plus haut, une attention aux compétences discursives, qui varient à l’oral et à l’écrit. En effet, Ndiamba pointe ici dans un propos assez difficile à démêler, la possibilité que la personne sollicitée pour lire la lettre ne saisisse pas les propos écrits en bambara. Curieusement le terme de traduction est ici utilisé dans le cas du bambara, alors que Ndiamba correspond avec des personnes qui sont des locuteurs du bambara. Il ressort toutefois clairement de ce propos la nécessité d’être « compétent » pour lire une lettre en bambara, alors que la lecture en français est un déchiffrage où il est plus facile de « se débrouiller ».

Ainsi, les propos tenus sur les langues des lettres font apparaître un schéma dominant qui associe le français aux destinataires « lointains » (géographiquement et socialement) et le bambara aux destinataires « proches ». Les discours épilinguistiques par lesquels cette répartition est justifiée témoignent d’une perception relativement juste de la réalité sociolinguistique du Mali telle que nous l’avons rappelée en 1ère partie. Au-delà des discours politiques enthousiastes sur la promotion des langues nationales, le bambara écrit reste confiné à l’alphabétisation des paysans, ainsi qu’à ce qui au moment de l’enquête restait une « expérimentation » du bilinguisme au niveau scolaire, et les agriculteurs enquêtés ont conscience de l’extension limitée du bambara écrit.

AM Et les lettres c’était en français ou en bambara ? Int. Lεtiri ninnu tun ye tubabubakan ye, walima bamanankan ye ? NK Tubabukan. An bε se bamanankan na de, an bε to ka dɔgɔdɔgɔnin sεbεn yεrε bamanankan na, mais n’i ye fεn sεbεn mɔgɔ ye, a bεε kεra tubabukan ye.’ ‘ Traduction : ’ ‘ AM Et les lettres c’était en français ou en bambara ? Int. (...). NK En français. Nous connaissons le bambara, nous avons l’habitude d’écrire de toutes petites choses en bambara, mais quand il s’agissait d’écrire quelque chose pour quelqu’un, c’était toujours en français (K 62 - trad. de l’interprète omise).’

C’est ce contexte singulier de la délégation d’écriture de la lettre qu’il nous reste à explorer.