2.3.3.4. La délégation

Ecrire, adresser, envoyer

Sur notre terrain, le recours à la poste est marginal. Un bureau de poste est présent à Fana, mais seuls 4 enquêtés 342 y ont déjà déposé du courrier. La réception n’est pas assurée au village en l’absence de tournée postale. Une lettre adressée à Kina arrive au bureau de Fana, dont le receveur attend le passage d’un villageois pour transmettre oralement le message qu’une lettre est arrivée. L’absence de réseau de distribution en dehors des centres urbains est sans doute pour beaucoup dans le faible recours à la poste.

Dès lors, adresser une lettre suppose tout à la fois l’écrire ou la faire écrire et trouver un mode d’acheminement. Celui-ci consiste à confier la lettre à une personne qui se déplace et a l’occasion de la remettre au destinataire. Ce mode de circulation est désigné par l’expression bambara « a bε taa bolola », litt. elle part dans la main 343 . Il fonctionne à travers des réseaux d’interconnaissance.

Le verbe bambara désignant l’envoi d’une lettre « k’aci », envoyer, est le terme générique pour désigner le fait d’adresser une lettre, sans que ce soit nécessairement un écrit autographe. Nous avons évoqué plus haut à propos d’un extrait d’entretien avec Baïné Traoré les hésitations de celui-ci à décrire comme « écrite » par lui une lettre dont l’écriture est déléguée. Sarata Camara décrit ainsi son expérience, unique, d’envoi d’une lettre.

Int. I delila ka lεtiri ci mɔgɔ ma ? SC N y’a ci mais n ma o sεbεn de. Int. (...) AM Qui l’a écrite ? Int. Jɔn y’a sεbεn ? SC Sumana Kulubali. Int. Il y a un jeune garçon qui est là qui a écrit qui s’appelle Soumana Coulibaly, c’est un élève. AM Il est dans la concession ? Int. Non. AM Et c’est qui ? son parent ? Int. Non, c’est une connaissance. AM Et c’était en français ou en bambara ? SC (directement) Faransε.’ ‘ Traduction : ’ ‘ Int. Est-ce que tu as déjà envoyé une lettre à quelqu’un ? SC J’en ai envoyé une, mais ce n’est pas moi qui l’ai écrite.Int. (...). AM Qui l’a écrite ? Int. (...). SC Sumana Kulubali Int. Il y a un jeune garçon qui est là qui a écrit qui s’appelle Soumana Coulibaly, c’est un élève. AM Il est dans la concession ? Int. Non. AM Et c’est qui ? son parent ? Int. Non, c’est une connaissance. AM Et c’était en français ou en bambara ? SC (directement) En français (K 8 - trad. de l’interprète omises) ’

On constate la différence fermement énoncée entre envoyer ou adresser (« k’aci ») et écrire (« k’asεbεn ») qui apparaît ici exclusivement réservé à un acte autographe. Cet extrait permet de souligner l’activité de l’expéditrice, qui a choisi un scripteur, et a retenu la langue d’écriture de la lettre.

Avant d’aller plus loin, il faut noter que l’autographie paraît tout de même socialement valorisée, dans la mesure où l’écriture répond à des normes de correction. Moussa Sanogo (alphabétisé) donne ainsi l’exemple de la lettre en réponse à une question sur le statut social conféré par l’écrit.

AM Pour lui, qu’est-ce que ça a changé de savoir lire et écrire, est-ce que les gens l’ont respecté davantage, ou comment ça s’est passé ? Int. Ko est-ce que i ka sεbεnni ninnu kɔnɔ na i ye bonya sɔrɔ a kɔnɔ mɔgɔw bolo ? MS Awɔ, awɔ. AM Et est-ce qu’il peut me donner un exemple ? Int. I bε se ka misaliya dɔ di yan ? MS Awɔ, n bε se ka misaliya dɔ di parce que o tε dɔwεrε ye : ni n ye lεtiri ci mɔgɔ ma, a tigi y’a sɔrɔ ko a ma gεlεya sɔrɔ a kɔnɔ, i y’a dɔn kɔni, i bε se ka bonya sɔrɔ o la.’ ‘ Traduction : ’ ‘ AM Pour lui, qu’est-ce que ça a changé de savoir lire et écrire, est-ce que les gens l’ont respecté davantage, ou comment ça s’est passé ? Int.Est-ce que tu as gagné de ton activité d’écriture du respect de la part des autres ?MSOui, oui. AM Et est-ce qu’il peut me donner un exemple ? Int. Peux-tu en donner ici un exemple ? MSOui je peux donner un exemple : si tu envoies une lettre à quelqu’un, si le destinataire constate qu’il n’a pas de difficulté à la lire, tu vois bien que l’on peut te respecter pour cela (K 2).’

Cet extrait souligne l’enjeu d’une écriture correcte de la lettre. On voit ici que la correspondance est plus qu’un acte de communication : s’y joue aussi la définition de son identité sociale par le scripteur. Cette dimension de l’acte épistolaire peut inciter à l’autographie si on pense pouvoir parvenir à une écriture maîtrisée, tout comme il peut porter à la délégation pour éviter l’incorrection. Ce constat est sans doute toutefois à relativiser selon les destinataires et les scripteurs. Deux enquêtés déjà cités, Baïné Coulibaly (K 65) et Ndiamba Coulibaly (K 19) assument une écriture autographe en français même « incorrecte ». Pour ce dernier, on doit cependant rapprocher ce propos de sa pratique orale du français, différente des autres villageois en ce qu’il n’hésite pas à parler dans cette langue même s’il n’est pas sûr de la correction de son expression. Nous pouvons expliquer cette habitude par le fait qu’il a passé plusieurs années en Côte d’Ivoire, pays où la pratique du français parlé est beaucoup plus banale. Cet exemple suggère que le marché épistolaire (marché linguistique et social) est plus ou moins tendu selon les compétences linguistiques et discursives du scripteur et les enjeux de la correspondance.

Le choix de déléguer ou non obéit ainsi à des motifs divers, la délégation elle-même s’opérant dans des configurations singulières selon les scripteurs, leur profil scripturo-linguistique et leur perception de l’interaction qu’est chaque lettre.

Notes
342.

Sur les 45 entretiens transcrits.

343.

Que l’on peut rapprocher du composé « donbolo » qui désigne toute commission confiée à quelqu’un qui voyage.