Des configurations multiples

Un premier axe de variation est la différence entre lecture et écriture, mise en évidence dans la 1ère partie (Tableau 7) : 24 des 136 lecteurs de lettre en français déclarent ne pas pouvoir en écrire une. Ainsi Goundo Koné a recours à quelqu’un pour écrire en français, alors qu’elle lit les réponses reçues toute seule (K 20). La délégation peut s’exercer sur une pratique, la lecture et non sur une autre, l’écriture. Nous avons cité plus haut le cas de Makan Konaté qui lit des lettres en français pour lui et pour d’autres, mais n’écrit pas en français. Il y a donc une spécialisation dans les aptitudes qui sont mises au service des autres, certains scripteurs étant disponibles pour la lecture-traduction de lettres en français mais non pour l’écriture (cas de Thiémokho Coulibaly, K 26).

Notons que la lecture peut être effectuée par plusieurs individus, le scripteur pouvant chercher à s’assurer du sens par une relecture par autrui, comme dans ce cas que décrit Issa Coulibaly.

‘IC Hali lεtiri min taara, n yεrε y’a kalan, n y’a faamuya, n tilara k’a di mɔgɔ wεrε ma, o fεnε k’a kalan. Défauts minnu b’a la, n yεrε, n’an tε minnu dɔn n ka se ka olu fεnε faamuya. Mais n yεrε kɔni y’a kalan, n y’a faamuya sɔrɔ.’ ‘ Traduction : ’ ‘IC Même la lettre qui est partie, je l’ai lue moi-même, je l’ai comprise, mais j’ai fini par la donner à quelqu’un d’autre pour que lui aussi la lise. Les « défauts » [obscurités ?] qu’elle contient, moi-même, si on ne les comprend pas, je le fais pour que je les comprenne aussi. Mais c’est moi-même qui l’ai lue, j’y ai compris quelque chose (K 50). ’

A Fana, une jeune femme m’a ainsi sollicitée pour lui « expliquer » et lui traduire en bambara une lettre en français qu’elle détenait depuis quelque temps. Elle saisissait visiblement toute nouvelle occasion de s’en faire à nouveau expliquer le contenu 344 . A la différence de l’écriture, qui peut être collective mais toujours située en un temps unique, la lettre conservée se prête ainsi à des lectures répétées, éventuellement par des personnes distinctes.

Le second axe de variation est celui des langues, dont nous avons mesuré dans la section précédente la complexité. Nous avons vu que la plupart des scripteurs de lettres en français écrivent, ou se déclarent capables d’écrire en bambara, même si certains affichent une préférence quasi-exclusive pour le français (cas de Baïné Coulibaly cité plus haut). Aucun cas de scripteur de lettre en français ayant à recourir à un intermédiaire pour écrire en bambara n’est attesté. En revanche, certains scripteurs de lettres en bambara se déclarent incompétents en français et vont trouver d’autres personnes pour écrire leurs lettres en français. Certains individus se retrouvent donc à jouer dans la délégation d’écriture le rôle de l’expéditeur ou du scripteur, selon la langue de l’écrit, comme nous l’avons déjà signalé à propos de Baïné Traoré.

Notes
344.

S’agissant dans ce cas d’une lettre d’amour, elle éprouvait sans doute d’autant plus de plaisir à s’en faire répéter le contenu.