Par qui passer ?

Une fois acquis le principe de la délégation d’écriture, lié à l’absence de compétences dans la langue choisie ou à un sentiment d’infériorité linguistique, reste à choisir le bon intermédiaire.

La figure de l’écolier sollicité est très présente, ce que signale également pour la France du XIXe siècle Jean Hébrard dans sa contribution à La correspondance (HÉBRARD, J. 1991). On peut le comprendre sans peine dans la mesure où ces deux contextes sont des moments où l’alphabétisation se fait essentiellement par la scolarisation, et où dans le cercle familial les seuls scripteurs disponibles sont les écoliers. Dans les entretiens avec les premiers élèves de l’école du village, ceux-ci rapportent souvent ce fait, comme dans l’extrait de l’entretien avec Thiémokho Koné cité plus haut.

Les instituteurs restent tout de même les plus souvent cités comme recours possible, notamment bien sûr pour l’écriture de lettres en français

Du côté des expéditeurs, nous n’avons ici de données, à travers les entretiens, que sur les enquêtés alphabétisés en bambara qui recourent à des scripteurs du français. Pour compléter l’enquête, il faudrait mener des entretiens et effectuer des observations auprès de personnes non lettrées. Sur ce point, nous pouvons renvoyer aux travaux d’Etienne Gérard, en particulier à l’article Trajets d’écriture (GÉRARD, É. 2002). Il y développe notamment l’analyse d’un cas ethnographique, celui de Ma Binta, 28 ans, non instruite, résidant à Bobo-Dioulasso (Burkina Faso), en étudiant l’ensemble de ses « relations d’écriture », c’est-à-dire les différentes personnes qu’elle sollicite pour les écrits dont elle a besoin, à l’intérieur et hors de la concession. Le principal acquis de ce travail est le constat d’« un rapport paradoxal entre demande d’écriture et "proximité relationnelle" », c’est-à-dire que plus le contenu de l’écrit est personnel, plus la personne non lettrée cherche un intermédiaire lointain. Ce résultat obtenu en contexte urbain suppose la mise en œuvre d’outils tels les « schémas d’écriture » efficaces pour des individus ayant des pratiques régulières. Sur notre terrain, nous n’avons pas eu l’occasion de les mettre en œuvre, les quelques personnes prospectées ayant un recours à l’écrit trop rare. Notons tout de même que souvent les enquêtés déclarent faire écrire des lettres par des personnes du village mais pas de la concession, ce qui suggère qu’en approfondissant l’enquête on pourrait confirmer cette hypothèse. Cependant, dans les entretiens, les scripteurs lettrés en bambara recourant à des intermédiaires en français décrivent le choix de la personne à laquelle ils ont recours comme de circonstance. On peut toutefois souligner que la préférence est en général donnée aux instituteurs, extérieurs au village, plutôt qu’aux anciens élèves.

Du côté des scripteurs, nous avons davantage de précisions, de très nombreux enquêtés étant sollicités pour écrire ou lire dans une langue ou dans les deux. Cette sollicitation est en général assumée comme une reconnaissance sociale de leur statut de lettré. Ce fait est particulièrement marqué chez les générations des premiers lettrés, comme nous l’avons vu dans le cas de Ba Soumaïla, qui indique qu’il était sollicité de tous les villages environnants (cf. supra 2.2.2.2).

Avec la multiplication des lettrés, donc des intermédiaires possibles, le prestige attaché à cette tâche est bien sûr bien moindre. Cependant, la fierté reste perceptible dans les propos de certains enquêtés. Plus rarement, une gêne a été exprimée, comme dans l’entretien avec Somassa Sanogo qui est le seul enquêté à déclarer qu’il refuse cette tâche.

Int. Mɔgɔw tε na e yɔrɔ wa ? SS Ayi, n ma sɔn o ma. Int. I ma sɔn ? SS Mmm (négation). Int. Il n’accepte pas ça, que les gens viennent chez lui quand ils veulent écrire des lettres. AM Mun na e ma sɔn o ma ? SS Bon ! o yɔrɔ bε yen quoi : kow dɔw bε yen, o ye gundo ye. ’ ‘ Traduction : ’ ‘ Int. Les gens ne viennent pas te trouver [pour que tu écrives des lettres] ? SS Non, j’ai refusé. Int. Tu n’acceptes pas ? SS Mmm (négation). Int. Il n’accepte pas ça, que les gens viennent chez lui quand ils veulent écrire des lettres. AM Pourquoi est-ce que tu n’acceptes pas ? SS Bon ! voilà la raison quoi : il y a des choses qui sont secretes (K 49). ’

Ici la gêne de devoir entrer dans l’intimité des gens aboutit au refus ; d’autres enquêtés qui ont l’habitude d’écrire pour d’autres confirment la difficulté à jouer pour des personnes du village un rôle qui n’est pas celui d’un écrivain « public », précisément parce qu’il s’exerce au sein d’un réseau d’interconnaissance villageoise.