Des « idées » à la lettre : modalités de la délégation

Du côté de la lecture, les quelques observations effectuées concordent avec cette déclaration de Sinaly :«celuiquiareçuunelettre,sic’estenbambara,ilvientjelaluilisetluiexplique»(«Nilεtiriciraminmanibamanankandonubεnanb’akalank’aɲεfɔuye»,K23). Cette lecture est bien souvent de l’ordre de la traduction (du français, langue dominante d’écriture des lettres, au bambara, langues de interactions orales). Elle s’accompagne le plus souvent de tentatives d’explications. Les scènes auxquelles j’ai assisté, intégrant plusieurs personnes, ont souvent donné lieu à des échanges autour du contenu de la lettre et de son interprétation.

Quant à l’écriture, les pratiques apparaissent dans les déclarations plus variables. Madou Camara, qui en tant que régisseur d’une radio rurale a eu pour profession de recueillir les « communiqués » et de les écrire, décrit son activité de scripteur de lettres comme incluant la rédaction proprement dite. Voici ici le passage où il explique ce point, que nous citons intégralement car il donne une bonne idée de sa pratique.

AM Et est-ce que les gens du village viennent te voir pour que tu écrives leurs lettres ? MC Plusieurs fois. AM Et comment ça se passe ? MC Bon quand ils viennent je leur demande si tu veux qu’on écrive en français ou en bambara. AM Tu leur demandes ? Et eux en général qu’est-ce qu’ils préfèrent ? MC Il y en a beaucoup qui préfèrent le français ! AM Pourquoi ? MC Comme pour le moment y a les gens qui connaissent bien le français plus que le bambara. AM Et comment ça se passe : est-ce que les gens t’expliquent le problème et après c’est à toi d’écrire, ou est-ce qu’ils disent mot à mot ? MC Non. Quand tu es venu, tu t’expliques. Après c’est moi qui écris. Parce qu’il y a certains mots là qu’on ne doit pas écrire dans une lettre... AM Comme quoi par exemple ? MC Bon certains viennent ça trouve qu’ils sont mécontents. Ils disent certains mots là, vraiment c’est pas bon d’écrire. Il faut les guider. AM Et est-ce que tu leur lis à la fin ? MC Oui, après avoir écrit, tu lis et tu traduis en bambara. AM Et s’ils sont d’accord, ils signent ? MC Non ils ne signent pas. AM D’accord, et tu fais ça comme un service ou les gens peuvent te donner quelque chose. MC Non, rien, rien. AM Et quand tu étais à Fana et à Koutiala, c’était la même chose ? MC Oui. AM Et en ville aussi c’est un service, ou c’est différent ? MC Bon à Fana comme il y a beaucoup de personnes qui savent écrire là-bas, y a certains qui me donnaient 200, y a certains qui me donnaient 500 (K 61).’

On peut s’arrêter tout d’abord sur la dernière phrase. Madou confirme les déclarations de tous les enquêtés selon lesquels à Kina, l’écriture ou la lecture d’une lettre pour quelqu’un d’autre ne fait pas l’objet d’une rémunération. Le raisonnement pour justifier la contrepartie financière en milieu urbain peut sembler paradoxal puisque Madou invoque le nombre important de personnes compétentes (on aurait tendance à raisonner en faisant, à l’inverse, de la rareté de la compétence en milieu rural un atout susceptible de se monnayer). Pour rendre compte de ces propos de Madou, on peut faire l’hypothèse selon laquelle, au village, la rareté des personnes susceptibles de lire ou d’écrire une lettre fait qu’ils sont pratiquement obligés de souscrire à ces demandes (y gagnant par ailleurs un prestige symbolique). En ville, en revanche, il serait aisé d’éconduire une personne sollicitant ce service en le renvoyant vers d’autres personnes, ce qui justifierait que cela soit monnayé (même si le prix n’est pas fixé à l’avance semble-t-il). On peut en tout cas, souligner que les rapports sociaux sont plus monétarisés en ville qu’en milieu rural, ce qui suffit peut-être à expliquer cette disparité des pratiques.

Si l’on revient au thème central de cet extrait, on observe que l’opposition entre l’expéditeur qui « s’explique » et Madou qui ensuite « écrit » trace une division claire des tâches, liée à la maîtrise revendiquée de la compétence épistolaire. Celle-ci est formulée de deux manière différentes : tout d’abord sur le mode de la généralité (« il y a certains mots qu’on ne doit pas écrire dans une lettre… certains mots là c’est bon d’écrire ») puis sur celui de la prescription (« il faut les guider »). L’exemple ici donné, d’un locuteur peu averti des habitudes d’écriture qui souhaite exprimer dans une lettre des propos désobligeants que la norme de la lettre ne tolère pas apparaît dans deux récits de délégation épistolaire analysés par Jean Hébrard (HÉBRARD, J. 1991). Il cite ainsi l’autobiographie d’Antoine Sylvère qui se refuse à écrire les expressions qu’emploie sa mère pour se plaindre de son père

‘- Dis-lui que c’est un feignant et un goulant […].’ ‘J’hésitais devant la rédaction de telles choses […]. Je prétendais que l’écriture ne permettait pas l’emploi de termes semblables ou alors la lettre ne serait pas une lettre. ’ ‘Antoine Sylvère, cité in (HÉBRARD, J. 1991).’

On peut signaler ici qu’une des questions de notre guide d’entretien : « Y a-t-il des choses que selon vous il ne faut pas écrire ? », construite autour d’une hypothèse sur la spécificité de savoirs oraux que l’écrit dénaturerait, a été systématiquement interprétée dans des catégories éthiques. Les enquêtés ont ainsi affirmé qu’il ne faut pas écrire des choses « mauvaises », des projets pernicieux, des insultes. Ce malentendu est intéressant en ce qu’il montre que les normes d’écriture, ici celle de la lettre, s’exercent autant sur le contenu que sur la forme.

Signalons cependant que des manières d’écrire différentes ont été décrites, certains scripteurs décrivant leur écriture en des termes qui évoque une situation de dictée : « je note les paroles une à une » (« nebεikakumatakelenkelenk’asεbεn », K 58) ; « celui qui vient me trouver pour que je lui écrive sa lettre, il dit les choses une par une, je les écris à la suite » (« niminnanakonkaikalεtirisεbεn,abεakelenkelenfɔ,nbεasεbεnkataa », K 48). L’imprécision de cette dernière description est grande dans la mesure où les choses ici évoquées peuvent être des idées comme des mots 345 . Ici on touche aux limites d’un travail qui s’appuie sur des déclarations, là où des observations permettraient seules d’approfondir la question. Cette enquête autour des modalités de la délégation, comme l’ensemble du travail sur la correspondance, reste à poursuivre.

Notes
345.

Le bambara est plus évasif encore, la traduction littérale du dernier passage étant : « il dit un par un ».