2.4. Des formes graphiques transversales

Nous allons étudier dans ce chapitre des actes d’écriture qui débordent le domaine scriptural proprement dit vers un ordre plus large, désigné ici comme graphique.

Le premier, compter, comprend l’ensemble des actes d’écriture qui font intervenir des données numériques, qu’il s’agisse de calcul, de dénombrement, de mesure… Ici, la proximité avec l’écriture au sens étroit est grande, ne serait-ce que parce que ces pratiques relèvent du troisième terme du triptyque scolaire dont on a rappelé plus haut l’histoire : lire, écrire, compter. Cependant, nous verrons que les pratiques de compte sont dans un lien spécifique aux formes orales et que certains usages sont le fait de personnes non lettrées. La disposition des comptes sur les supports d’écriture nous introduit par ailleurs à cet ordre graphique dont les listes sont un exemple canonique.

Faire une liste est en effet un acte qui a retenu les anthropologues de l’écriture, notamment Jack Goody, comme un geste, élémentaire et fondamental, qui constitue l’ordre graphique dans sa spécificité. Nous étudierons cette pratique dans la diversité de ses usages.

Si la recette est une forme graphique classiquement identifiée comme telle, la formule semble plus proche de l’oral. Nous montrerons, sur un corpus qui relève d’un domaine singulier (le champ que l’on peut désigner comme magico-religieux), que l’opposition entre recette et formule est complexe, formules écrites et recettes participant de manière différente à l’ordre graphique. Transcrire une formule ou noter une recette sont des gestes qui engagent tous deux à des degrés divers à un travail d’objectivation.

Enfin nous nous arrêterons sur l’acte de signer. Avec la signature nous sommes d’emblée dans l’ordre graphique, puisque ce signe manuscrit se caractérise par le fait qu’il est « entre la lettre et l’image » pour reprendre l’expression de Béatrice Fraenkel (FRAENKEL, B. 1992). Nous nous attacherons ici à la signature à la fois en tant qu’acte imposé, requis de tous les citoyens d’un Etat moderne (et qui prend diverses formes selon les aptitudes du signant et les contextes) et en tant qu’acte de l’écrit privé, paraphe qui inscrit la présence singulière du scripteur. Nous retrouvons ici le champ problématique de l’écriture à la jonction du public et du privé dont nous avons analysé la complexité au chapitre 0.

Comme dans toute cette troisième partie sur les pratiques, l’étude de genres discursifs divers aura pour fil directeur le repérage des manières différenciées dont les individus se saisissent de ces genres selon leur profil scripturo-linguistique et les contextes d’usage. Dans cette perspective, la particularité des formes graphiques étudiées ici est qu’elles renvoient, plus que d’autres, à des aptitudes spécifiques. On sera donc particulièrement attentif à l’appropriation de l’ordre graphique par des personnes qui ont une formation formelle (école, alphabétisation) limitée, voire nulle.