Calcul mental et calcul « oral »

Il faut indiquer d’emblée que la question du calcul sans support écrit prend un sens très différent selon que l’on se place dans le contexte d’une culture lettrée ou non. Goody souligne ainsi très justement que le calcul mental mené dans une société connaissant l’écriture ne peut être désigné à proprement parler comme « oral » (GOODY, J. 1996 : 219). Il prend l’exemple de la table de multiplication, procédé graphique, dont on peut parfaitement faire usage dans une séquence de calcul mental qui ne s’appuie pas matériellement sur un écrit. Nous retrouvons ici la mise en garde souvent formulée contre une vision « positiviste » des modes, écrit et oral 346  : l’investigation doit dépasser ce niveau d’observation pour être attentive aux formes culturelles écrites ou orales qui sous-tendent les procédures de pensée et d’énonciation. Nous distinguerons ici le calcul mental, comme mode opératoire disponible dans les cultures lettrés ou non, du calcul « oral » renvoyant aux procédures de calcul des cultures orales.

Le lien entre les mathématiques et l’écriture est attesté. Pour la géométrie, Giuseppe Cambiano montre que l’écriture intervient à différents niveaux de cette activité en Grèce ancienne (CAMBIANO, G. 1988). L’écriture permet la publicité et la diffusion des résultats, essentielles à l’émergence d’une communauté savante. Le tracé même des figures est une activité graphique (graphein), les parties de ces figures étant progressivement désignées par des lettres variables. Enfin, dans les Eléments d’Euclide, la constitution d’une axiomatique repose sur l’écriture de la démonstration.

Si les mathématiques, comme corps formalisé de savoir, ont pu se développer grâce à l’écriture, faut-il en conclure que l’écriture est indispensable à toute forme élaborée de calcul ? Dans ce cas, cela signifie que des opérations complexes de compte ne peuvent exister dans des sociétés de culture orale. Telle est la thèse de Goody, qui dans Entre l’oralité et l’écriture, soutient que « dans les sociétés orales la multiplication virtuellement n’existe pas » (op. cit. : 283). Il distingue cette opération de l’addition successive, possible elle sans l’écriture. Cependant, même l’addition reste « basée sur le compte d’un ensemble d’objets, ou de façon plus abstraite, sur une représentation visuelle directe » (ibid.). Deux idées distinctes apparaissent ici : d’une part celle d’une simplicité des procédures orales de calcul ; d’autre part celle d’un usage en « situation » des données numériques. Notons que ces conclusions ne sont pas étayées sur des résultats ethnographiques, Goody prenant pour seul exemple le jeu de l’awalé, mais sans en proposer une analyse approfondie. Il est clair, comme le souligne Dominique Blanc dans son texte « Le calcul mental entre oralité et écriture » que la question des procédures de calcul dans les cultures orales n’est pas résolue par ces quelques paragraphes que J. Goody consacre à la question (BLANC, D. 1997).

Examinons tout d’abord la question de la simplicité des opérations orales de calcul. Dominique Blanc renvoie à ce sujet au livre de Claudia Zaslavsky L’Afrique compte ! (ZASLAVSKY, C. 1995 [1973]). Cet ouvrage foisonne d’exemples empruntés à des régions dispersées sur l’ensemble du continent (au sud du Sahara), et balaye un ensemble de domaines où s’exercent décompte, calcul et mesure. Il ouvre des perspectives d’investigation passionnantes tant du côté des systèmes de numération et de compte que de la variété d’usages, commerciaux, ludiques, magiques des nombres et des calculs. Cependant, nous souscrivons à l’analyse de D. Blanc quant à la difficulté à exploiter les cas cités dans cet ouvrage en raison du « manque de rigueur et de réflexion sur les conditions d’une ethnographie nécessairement interprétative » (BLANC, D. 1997 : 169). Or le risque est grand dans une enquête sur les procédures orales de calcul de traduire immédiatement les processus cognitifs ou langagiers dans des termes mathématiques élaborés dans une culture écrite 347 .

Pour ce qui est de notre terrain, les travaux ethnographiques de Dominique Vellard font apparaître toute la complexité des procédures de calcul mental mises en œuvre dans des populations rurales non alphabétisées (VELLARD, D. 1982, 1988). Sa recherche lui permet d’avancer que « les procédures utilisées sont opératoires : même si des erreurs se produisent, les algorithmes utilisés fonctionnent correctement » (VELLARD, D. 1988 : 200).

Revenons maintenant au second point évoqué par Goody, la question de l’usage en situation des mathématiques.

On doit d’abord souligner que ce trait n’est pas propre aux sociétés de culture traditionnellement orale. Même dans les sociétés qui ont développé un savoir mathématique comme une activité autonome, la plus grande partie de l’activité numérique se fait dans le contexte d’activités situées.

Nous pouvons partir du constat opéré par D. Barton et M. Hamilton dans leur monographie sur les usages de l’écrit à Lancaster (Grande-Bretagne). Ils y déploient la variété des pratiques dans lesquelles interviennent des données numériques (numeracy) (BARTON, D. & HAMILTON, M. 1998). Dans les foyers populaires enquêtés, ils soulignent notamment la multiplicité des unités de mesure, dont ils traitent comme une pluralité de codes nommée « bi-numeracy ». Manipuler les données numériques ne requiert pas seulement une habileté calculatoire, mais suppose un ensemble de savoirs pratiques autour des chiffres et de leurs usages.

‘Working out whether the bill is correct may involve handling a variety of specialised units which people have no feel for ; carrying out complex calculations ; and searching the bill for the necessary pieces of information to use in the calculations (op. cit. : 180).’

L’étude des procédés cognitifs, notamment calculatoires, mis en œuvre en situation est une perspective qui a été ouverte par les études pionnières de Jean Lave (LAVE, J. 1988)

Les auteurs de Street mathematics and school mathematics poursuivent l’exploration de cette piste de recherche en comparant les aptitudes des mêmes enfants et adolescents de Recife (Brésil) selon le contexte scolaire ou non de leurs calculs (NUNES, T., SCHLIEMANN, A. & CARRAHER, D. 1993). Ils montrent que les variations entre les procédures selon les cas sont dues à des facteurs contextuels et cognitifs, et s’attachent à faire la part des uns et des autres. Parmi leurs conclusions, retenons ce fait que bien que « prises » dans des activités déterminées, les mathématiques extra-scolaires donnent des aptitudes de portée générales, utilisables dans des circonstances nouvelles.

‘Les enquêtes sur les proportions démontrent clairement que les contremaîtres et les pêcheurs utilisent leur savoir mathématique quotidien (street mathematics knowledge) dans des situations nouvelles qui requièrent les mêmes rapports logico-mathématiques. Nous avons également observé que le niveau scolaire n’avait aucun effet sur le fait que le savoir développé hors école puisse être utilisé de nouvelles manières. Ainsi, la représentation de la singularité de la situation n’implique pas que le sujet se limite à la compréhension de cette situation (op. cit. : 147) 348 .’

Ainsi, l’argument selon lequel l’activité mathématique en situation serait pure répétition de routines apprises ne tient pas. Même si la transposition de ces résultats à des cultures mathématiques orales est problématique, puisque répétons-le, le calcul mental étudié ici doit sans doute à des procédures graphiques, ces résultats suggèrent que le fait que des personnes non-lettrées n’utilisent le calcul qu’en situation ne signifie pas qu’ils n’ont pas un savoir mathématique.

La question des mathématiques « orales » est donc complexe. Si des études existent concernant le calcul mental, les procédures de calcul spécifiques à des cultures orales restent relativement peu décrites. Pour notre part, nous n’avons pas de données ethnographiques permettant de reprendre à nouveau frais ce sujet. Rappelons par ailleurs que la société observée est en contact ancien avec l’écrit arabe, ce qui interdit d’en faire un exemple de société à culture orale. Plus récemment et plus massivement, l’alphabétisation et la scolarisation ont introduit des manières de compter spécifiques.

Notes
346.

On peut se référer ici à la mise au point qui figure au début de Culture écrite et inégalités scolaires contre une vision positiviste des registres oral/écrit (LAHIRE, B. 1993).

347.

Son objet de recherche est la question, complexe mais documentée, du calcul mental dans un environnement lettré, en particulier sur les « calculateurs analphabète » dans les sociétés européennes - sur ce point, cf. aussi (BLANC, D. 1993). Il travaille sur les calculateurs « prodiges » étudiés par Charcot et Binet à la fin du XIXe siècle, mais on pourrait également s’appuyer sur l’exemple du mathématicien aveugle-né Saunderson, évoqué par Diderot dans la Lettre sur les aveugles et qui témoigne d’un rapport particulier, non visuel, à l’activité mathématique (DIDEROT, D. 1964 [1749]).

348.

Texte original : « It was clearly demonstrated in the studies about proportions that foremen and fishermen can use their street mathematics knowledge in new situations that involve the same logicomathematical relationships. It was also observed that level of schooling had no effect on whether the knowledge developed outside school could be used in new ways. Thus, representation of the particulars of the situation does not imply that the subject is restricted to understanding that situation ».