Avant d’envisager la variété des pratiques numériques attestées au village, il faut s’arrêter sur la question de la langue des mathématiques, plus particulièrement des mathématiques écrites.
La scripturalisation de la langue bambara a conduit à doter cette langue de termes aptes à désigner les objets et les opérations du savoir mathématique « occidental », devenus le langage universel de cette science. Il s’agit d’une opération semblable à celle qui a permis de constituer un lexique grammatical bambara. Les termes mathématiques sont pour certains des termes bambara adaptés à un usage particulier (« lamini », pourtour pour périmètre), pour d’autres des mots composés à partir de termes bambara (« jɔsurun », litt. côté court pour largeur), pour d’autres enfin des néologismes (« tangili », rectangle selon un calque du français, rétablissant la structure CV) 349 . Signalons qu’il s’agit là d’un enjeu important à l’échelle de l’Afrique noire. En effet, la question de la traductibilité des propositions scientifiques et notamment mathématiques dans les langues africaines a été centrale dans la réflexion des chercheurs africains soucieux de réhabiliter les cultures du continent.
Dans le cadre de l’alphabétisation des adultes, les mathématiques ne sont pas poussées au-delà d’une arithmétique élémentaire qui ne fait pas grand usage de ces termes techniques. L’école est le lieu où ceux-ci sont employés. On peut s’interroger sur les modalités de fonctionnement du bilinguisme appliqué aux mathématiques. Nous nous référons ici à un article de Mamadou Lamine Kanouté qui s’appuie sur des observations réalisées dans des écoles à pédagogie convergente de la région de Ségou en classe de 5ème en 1997 (KANOUTE, M. L. 2000). Il s’intéresse plus particulièrement à la question des rapports entre les langues, et constate la difficulté du passage du français au bambara.
‘En effet de la 1ère à la 3ème année ces enfants ont travaillé et réfléchi sur des textes d’énoncés mathématiques en langue bambara. Parfois même ils ont été auteurs de textes de problèmes qu’ils ont confectionnés à leur guise, discutés et résolus en classe. Cette pratique d’élaboration de « textes mathématiques » en bambara semble être pour ces enfants le premier acte de l’activité mathématique, l’acte par lequel ils entrent dans « le problème du maître » conformément au contrat didactique qui les lie au maître (op. cit. : 88).’Il souligne notamment la méconnaissance du vocabulaire technique mentionné ci-dessus, ce qui renvoie selon lui à un problème plus profond.
‘La formation mathématique de l’élève dans sa langue nationale n’est pas assurée de façon autonome et (…) par conséquent il n’est pas question de transfert de connaissances du bambara en français, mais de changement de vocables à partir du français (op. cit. : 91).’Il conclut sur le manque « d’une véritable méthodologie de la traduction des énoncés mathématiques d’une langue nationale au français et vice versa, ainsi qu’une méthodologie de l’exploitation de ces traductions dans la résolution du problème ».
Ces remarques sont confirmées par nos propres observations en classe de 4ème où l’exercice de calcul apparaît d’abord comme un exercice de langue, le français n’étant pas suffisamment bien acquis à ce niveau pour que la traduction soit aisée. Les problèmes du coup semblent du point du vue du contenu mathématique trop faciles pour les élèves, qui après trois ans de mathématiques en bambara ont un bon niveau de résolution des problèmes, et dont contrairement à M. L. Kanouté j’ai observé la relative aisance avec le vocabulaire mathématique bambara. A cette réserve près, je rejoins son constat selon lequel la pédagogie bilingue apparaît ici inaboutie. La perspective de l’examen de fin de cycle où l’épreuve de mathématiques est en français, et l’ampleur du vocabulaire technique à acquérir en français justifient que dans le système actuel le passage à cette langue pour l’enseignement des mathématique s’effectue en 4ème année, mais du point de vue des compétences alors acquises cela semble prématuré.
L’usage du vocabulaire mathématique bambara étant cantonné aux premières années d’école, avec les limites que l’on vient d’indiquer, on ne peut à proprement parler de mathématiques bilingues dans l’usage. Cependant, la numération est bien le lieu de pratiques bilingues, si l’on étend l’expression à l’ensemble des usages de traduction-conversion auxquelles les pratiques de compte donnent lieu.
La plus importante des pratiques de conversion est liée à la spécificité du décompte monétaire, qui s’effectue en bambara d’une manière particulière. En effet, l’unité de compte de l’argent est le « doromè », qui vaut 5 F CFA. Le décompte monétaire s’effectue donc en base 5. Ainsi « 50 F » se dit « dɔrɔmεtan», dix doromè, plus couramment d’ailleurs « tan». L’origine du terme reste incertaine. Bailleul, suivant Delafosse, renvoie au drachme grec, qui apparaît comme l’origine première sans doute via dirham marocain. Il s’agit d’ailleurs d’un terme partagé au-delà de l’aire mandingue (cf. le dërëm wolof).
Notons que dans l’usage actuel, la traduction-conversion d’une somme des francs CFA aux doromè est simple, puisqu’il s’agit d’une division par 5. Il s’agit de la simplification d’un système antérieur où le système de numération fonctionnait de manière décimale jusqu’à 80, « kεmε », puis de nouveau décimale jusqu’à 160, etc. 350 Depuis, l’ajustement s’est effectué avec un système strictement décimal, qui a amené « kεmε » à prendre la valeur 100. Selon Louis-Jean Calvet, ce phénomène s’est produit d’abord chez les commerçants dioula ; la généralisation du phénomène dans l’aire mandingue date de la première moitié du XXe siècle (CALVET, L.-J. 1974).
L’essentiel des transactions s’effectue à Kina en doromè, qu’il s’agisse de transactions privées, des comptes de la CMDT ou de la perception des impôts. A l’écrit, cette unité est rarement spécifiée ; quand elle l’est, c’est sous sa forme abrégée « d ».
A Fana également, la référence au doromè domine largement, notamment sur le marché. Cependant, les valeurs numériques inscrites sur les billets et les pièces le sont en francs. Certaines activités commerciales urbaines peuvent donner lieu à des reçus en français et en francs, de même que le versement des salaires des fonctionnaires. Même en bambara, il arrive que des sommes soient mentionnées en francs à partir du million. Dès lors, on comprend que la plupart des villageois, au moins ceux qui sont amenés à se rendre en ville, soient en mesure de passer d’un système à l’autre 351 .
On verra avec la question des dates et de l’équivalence de calendriers différents que ce type de pratiques qui combinent traduction et mise en équivalence de systèmes différents sont une constante d’une société non seulement plurilingue mais marquée par une pluralité d’héritages culturels.
Pour certains, ces termes s’appuient sur le vocabulaire utilisé dans le calcul mental oral, dont on trouve un bon exposé dans un article de D. Vellard sur les procédures de calcul mental en milieu bambara (VELLARD, D. 1988).
Signalons qu’en malinké, autre langue mandingue, « kεmε » valait soixante.
D. Vellard fait la même remarque sur son terrain malien (VELLARD, D. 1988). Elle détaille les procédures de conversion complexes et pourtant très courantes qui sont mises en œuvre, témoignant d’aptitudes au calcul poussées, même chez des personnes non lettrées.