Des chiffres comme repères

L’usage de données numériques qui peut paraître le plus simple est celui qui consiste à mémoriser une suite de chiffres, qui ne constitue le décompte d’aucune réalité particulière.

Ainsi en est-il des numéros de téléphone. Précisons que lors de l’enquête (2002-2004) le téléphone ne fonctionnait pas à Kina en l’absence de ligne fixe et dans l’attente de l’installation d’antennes permettant de se raccorder au réseau de téléphonie mobile. Il s’agit donc de numéros de téléphone de personnes résidant hors du village, que plusieurs cahiers et carnets relèvent. Cette notation suppose une certaine mobilité, au moins pour aller à Fana téléphoner, mais souvent les numéros sont notés dans la perspective de déplacements à Bamako ou dans d’autres villes.

D’autres usages de suite numériques comme repères sont possible, à l’oral comme à l’écrit. Ainsi Moussa Camara rapporte-t-il en entretien l’anecdote suivante :

MC Ne ye n ka denmisεnninw ninnu ka ɲɔ ta yan ka taa Bamakɔ, ɲɔbɔrε naani tun don, u ko ko a ɲɔ bεε tε se ka don mɔbili kelen kɔnɔ, u ye fila don mɔbili min kɔnɔ, ne donna o kɔnɔ, ka fila dɔ don mɔbili wεrε kɔnɔ quoi, bon ! an selen Bamakɔ palasi la quoi, palasiba la Bamakɔ, misiri kɔrɔ, bon ! i b’a dɔn Bamakɔ mɔbiliw ka ca, tɔ fila tun bε min kɔnɔ, ne ye a numéro de ta, k’a bila n kun, n ye a bila n kun, o de kosɔn n ma fili a mɔbili ma quoi, n’o tε a tun bε kε baara ye dε.’ ‘ Traduction : ’ ‘ MC Je suis parti d’ici pour Bamako avec le mil d’un des jeunes, il y avait quatre sacs de mil. On m’a dit que tout ce mil ne pourrait tenir dans une seule voiture, ils ont mis deux sacs dans la voiture que j’ai prise, et les deux autres dans une autre voiture. Arrivé sur la place de Bamako, la grande place près de la vieille mosquée, bon tu vois comme c’est encombré, j’avais retenu le numéro de la voiture dans laquelle étaient les deux autres sacs, je l’avais en tête c’est ce qui m’a permis de ne pas me tromper d’auto, sinon cela aurait été un problème (K 48).’

Ici l’écrit n’intervient pas directement, mais on peut rapporter cette aptitude de Moussa Camara aux multiples pratiques comptables auxquelles il est soumis professionnellement en tant que membre de l’AV, et qu’il reprend dans le cercle familial, comme l’atteste son carnet personnel en bambara qui comporte le décompte des quantités de coton récoltées par les membres de sa famille.

Notons aussi que cet usage des chiffres comme points de repère dans l’espace renvoie à un contexte urbain, où de telles indications sont multiples, par exemple les noms des rues qui sont souvent des nombres 352 . Au village, les rues ne sont ni numérotées ni notées, et les étrangers de passage s’orientent en demandant leur chemin oralement. Les seuls plans d’orientation ou indications écrites d’itinéraires observés à Kina concernent des indications d’adresse à Bamako.

L’usage de données numériques comme repères qui peut devenir récurrent en milieu urbain, qu’il s’agisse de codes (par ex. code numérique de téléphone portable), de numéros de téléphone ou d’indications d’adresse, apparaît donc marginal sur notre terrain, où manipuler des chiffres, revient le plus souvent à dénombrer des objets en particulier.

Notes
352.

Mais même dans un contexte urbain, celui de Mopti, E. Dorier-Apprill et C. Van den Avenne ont montré que les usages oraux des odonymes se réfèrent rarement aux indications écrites (DORIER-APPRILL, É. & VAN DEN AVENNE, C. 2002).