Mesurer

Systèmes de mesure

Nous avons cité plus haut un extrait de Local literacies où D. Barton et M. Hamilton dans leur enquête sur les usages de l’écrit en milieux populaires en Grande-Bretagne relèvent l’omniprésence des unités de mesure dans l’univers domestique (BARTON, D. & HAMILTON, M. 1998).Suivre une recette, monter un meuble, lire une facture, autant d’activités qui mettent en jeu des systèmes de mesures distincts, parfois concurrents. Ce dernier cas met en jeu une habileté que ces auteurs appellent « bi-numeracy ». Sur notre terrain, les choses sont très différentes, et le degré de codification scripturale et numérique est moindre. Le terme de mesure vient du latin mensura, lui-même dérivé de mensus, participe passé de metiri. L’étymologie le rapproche donc de ce qui n’en constitue qu’un sens : la mesure en référence à un système unitaire tel le système métrique. Rappelons qu’évidemment la mesure au sens large d’estimation, d’évaluation au « jugé » ou en référence à des contenants matériels, est présente sur notre terrain en dehors de tout recours à l’écrit. Nous traiterons cependant ici de la mesure au sens restreint d’une estimation quantifiée et référée à une unité déterminée.

‘Le système en vigueur est le système métrique, qui évalue les distances en mètres et kilomètres (mεtiri,kilo) et les surfaces principalement en hectares (taari). L’agriculture encadrée par la CMDT requiert un certains nombre de mesures, à commencer par celle des terres, telle que nous l’avons évoquée plus haut, et qui comprend à la fois le « bornage » généralisé des terres et le « piquetage » en début de campagne des champs à cultiver (cf. supra 0). Dans la description donnée par Lassine Traoré de cette opération, que nous avons citée, on peut voir que ce travail fait intervenir un étalon de mesure sous la forme d’un mètre souple constitué par une corde (« juruyecinquantemètresye», la corde mesure 50 m)dont la mesure est donnée en reprenant non seulement l’unité mais aussi le nombre en français « cinquante mètres ». Nous avons également évoqué plus haut les pratiques de notation de la pluviométrie, qui recourent parfois au relevé du pluviomètre en millimètres (cf. supra 0).’

La mesure de volumes et de masses est essentielle au travail des membres de l’AV, en particulier le magasinier qui a à charge de répartir les intrants (semences, pesticides, engrais) en des quantités proportionnelles aux surfaces cultivées. Certains villageois spécialisés dans des domaines mettent en œuvre des procédures de mesure spécifiques : ainsi, Mokhtar Coulibaly, formé dans le cadre d’un programme de développement à la vaccination des volailles, cite de mémoire les quantités de vaccin nécessaire pour chaque type de volaille.

MC Ça c’est une seringue automatique, avec ça... (bruit métallique) AM Pour mesurer ? MC Voilà pour mesurer à 0,5, vaccin a bε kε [on fait] 0,5 par chaque poulet, 0,5 ; ni tɔnkɔnɔ dɔn [si c’est un canard] : un millilitre... AM Kami dun ? [Et pour une pintade ?] MC Kami fana 0,5, bon syε 0,5, dindon millilitre kelen [Pour une pintade aussi : 0,5, bon une poule : 0,5, dindon : 1 millilitre] (K 30).’

Il s’agit là d’une activité qui requiert une précision dans les mesures, et qui est accompagnée d’autres notations, celle des dates, car des intervalles précis doivent être respectés entre les vaccinations.

De manière plus commune, la commercialisation du coton, qui a constitué le lieu d’une observation participante en 2004 (cf. encadré 9), est un moment qui fait intervenir de manière centrale la mesure sous la forme de la pesée. Ici tous les cultivateurs sont concernés et le moment est crucial puisque le poids de coton pesé au niveau de l’AV détermine la somme qui sera perçue, et qui constitue l’essentiel du revenu monétaire du chef d’exploitation. Rappelons que la justification communément mise en avant de l’émergence du système des AV à partir de 1975 est le souci des producteurs de coton de lutter contre les malversations des agents de la CMDT lors de la pesée du coton. Nous reviendrons plus loin sur les calculs auxquels cette pesée donne lieu (cf. infra 0), mais signalons dès maintenant que le poids total de coton ainsi que la somme totale sont deux données chiffrées qui sont transmises au chef d’exploitation. Certains les notent eux-mêmes, d’autres se contentent de l’énoncé oral. J’ai observé aussi Issa Diallo, un chef d’exploitation non-lettré réclamer un « reçu ». Il n’est pas d’usage d’établir un tel document en bonne et due forme. L’énoncé public et la notation, triple, sur les cahiers suffisent comme garantie. Par ailleurs, le montant qui sera finalement versé au producteur plusieurs semaines plus tard diffère de celui indiqué ici comme un ordre de grandeur. Tout d’abord, tout le coton de l’AV, entreposé provisoirement dans un magasin, sera transporté à Fana par camion, pesé globalement et sa qualité estimée. Quand du coton se perd ou qu’il est estimé à une qualité inférieure, le prix concédé à l’AV diminue, et celle-ci répercute cette diminution sur l’argent versé à chacun. Enfin, les éventuels crédits restant à recouvrer seront déduits. Cependant, pour accéder à la demande de Issa Diallo, un Peul qui visiblement souhaitait prendre toutes les précautions possibles sur un terrain (la culture et la commercialisation du coton) qu’il ne maîtrise sans doute pas complètement, l’un de ceux qui tenaient les cahiers lui a noté ces données sur un bout de papier. C’est d’ailleurs à l’occasion de cette journée d’observation que j’ai entendu parler, mais sans pouvoir les observer, de pratiques d’écritures « personnelles » : on m’a rapporté que certaines personnes non alphabétisées ont leurs propres signes pour noter des nombres.