Comme nous l’avons indiqué d’emblée, le calcul est une activité cognitive qui peut se passer de tout support écrit. Deux femmes scolarisées (Diouma Konaté, 6ème : Fily Traoré, 5ème) déclarent ainsi calculer (« kajatebɔ », « kajatekε ») mais seulement de tête (« nkunfε»;«nkunkolola»). Rappelons que, comme nous l’avons vu au début de cette section, l’absence de support écrit n’implique pas que ces procédures de calcul mental se passent de références à la culture écrite.
Cependant, dans la majorité des entretiens le calcul (jate) est associé à l’écriture. Mamoutou Coulibaly fait ainsi la distinction :
‘ MC Tuma bεε calculi bε na n kunkolo la, calculi, n b’o sεbεnni kε.’ ‘ Traduction : ’ ‘ MC Des calculs me viennent tout le temps à l’esprit, des calculs que j’écris (K1).’Le terme de « jate », calcul, renvoie, comme en français, à un savoir scolaire, au sens large (à l’œuvre aussi bien dans les écoles que dans les salles d’alphabétisation). Les deux livres majeurs de formation d’alphabétisation en bambara, cités de manière récurrente par les enquêtés comme livres détenus ou lus sont Kalanj ε ani s ε b ε nni (Lecture et écriture) et Jate (Calcul). Le verbe « k’ajate », calculer, se distingue du verbe «k’adan », compter, dénombrer. Ce dernier ne renvoie pas nécessairement à des usages écrits.
‘L’association du calcul à l’écrit peut être assez lâche. Dans des énoncés qui reprennent les topoï des discours sur l’alphabétisation, l’aptitude même à compter est parfois imputée à l’alphabétisation, ce qui relève d’un discours idéologique davantage que d’une observation des pratiques. Ainsi Sidi Sidibé prend de manière récurrente le calcul comme exemple de l’intérêt de l’alphabétisation, mais sans toujours beaucoup de précisions comme dans un extrait déjà cité plus haut (cf. supra 0), où il déclare notamment que « situesinstruit,tupeuxtedébrouillerpartoi-même,personnenepeuttetromper,tupeuxfairetoi-mêmetescalculs»(«niikalanna,ibεsekaiyεrεɲεnabɔ,mɔgɔtεsek’inamara,ibεsek’ikajatewbɔiyεrε»,K28).’Cette phrase de Sidi Sidibé suggère toutefois l’idée intéressante selon laquelle le calcul permet de contrôler certaines situations, en particulier des transactions commerciales. Kandé Konaté précise ce point en réponse à une question sur l’utilité de l’alphabétisation des femmes, en expliquant qu’une femme alphabétisée peut faire des achats en ville sans risque d’être trompée (K 38). La capacité à calculer est donc associée par nos enquêtés, lettrés, à l’écriture. Quelles formes prennent ces calculs écrits ? Nous allons ici examiner en particulier deux usages du calcul associé à l’écrit en soulignant, selon notre méthode, le transfert des modèles calculatoires et scripturaux d’un champ à un autre.
Le premier exemple ici retenu est celui d’une forme de notation et d’effectuation de l’addition qui est mise en œuvre lors de la commercialisation du coton, dont l’observation a été évoquée plus haut. Lors de la pesée, le coton produit par un exploitant est placé sur un pont-bascule, éventuellement en plusieurs fois. A chaque fois, le poids est annoncé oralement par la personne qui manipule la bascule, puis noté par les membres de l’AV qui tiennent les cahiers, en général trois cahiers établis conjointement pour permettre des contrôles réciproques réguliers. A chaque nouvelle pesée, le nouveau poids est additionné au sous-total précédent.
Arrêtons-nous sur la technique de calcul qui est systématiquement la suivante : le procédé d’addition consiste à additionner les sommes une par une au sous-total précédent, comme on le comprend facilement en observant un extrait du cahier de Somassa Coulibaly qui comporte les notations d’une pesée.
Ces additions successives se déploient en colonnes séparées par des traits verticaux tirés à la règle. Comme indiqué dans l’Encadré 9, la tenue conjointe par trois personnes distinctes de trois cahiers où sont effectués les mêmes calculs permet des contrôles très réguliers.
Une fois la totalité du coton produit par un exploitant pesée, le poids total de ce qu’il a récolté est annoncé. Notons qu’il s’agit souvent de nombres élevés, puisque la production d’un exploitant peut atteindre plusieurs tonnes. Ce total est ensuite multiplié par le prix du kilo de coton, en doromè (40 d, soit 200 F CFA en 2004), ce qui donne la somme totale, qui est annoncée par oral et éventuellement écrite comme nous l’avons ci-dessus.
Il s’agit là d’une forme de calcul enseignée comme telle par la CMDT, comme l’atteste le cahier de Somassa Coulibaly où figurent dix pages de notes prises lors d’une formation concernant l’AV, et qui sont exclusivement des techniques mathématiques. Sur une de ces pages figure ainsi un exemple de cette notation. Sans surprise puisqu’il s’agit d’une forme enseignée par la CMDT, cette pratique a été observée dans d’autres villages de la zone.
Lors de ma participation à la pesée du coton, j’ai constaté qu’il s’agit d’un travail long et répétitif. La cadence d’écriture et d’addition n’est pas très soutenue, car il faut entre chaque pesée le temps de décharger et recharger le pont bascule. Le producteur qui surveille la scène demande souvent aux personnes qui pèsent d’attendre qu’il ramasse quelques boules de coton tombées à terre. Il se passe donc quelques minutes entre chaque pesée. A la fin de la pesée d’un producteur, il faut effectuer une multiplication, faire les vérification entre les trois personnes qui tiennent les cahiers et annoncer le montant total. Il peut y avoir un petit temps de battement, le temps que le nouveau producteur approche sa charrette. Mais même si le rythme n’est pas très soutenu, une journée de travail représente un temps d’écriture important. Au moment de mes observations, en mars, il s’agissait de la fin de la campagne de commercialisation ; aussi, les journées de pesée avaient lieu de manière occasionnelle, selon l’opportunité de déplacement d’un camion de la CMDT, pour rassembler le coton non pesé lors de la première phase de commercialisation. Celle-ci, en janvier - février se déroule continûment sur plusieurs semaines. Pendant cette période, les membres de l’AV sont donc intensément soumis à ces pratiques professionnelles d’écriture.
Il n’est pas étonnant alors que ces formes de notations réapparaissent dans des écrits privés. Il s’agit tout d’abord de notations liées à la récolte du coton qui permettent un partage, interne à l’exploitation cette fois, des revenus. Le chef de famille en conserve l’essentiel, pour pourvoir aux besoins de la famille dont la charge lui incombe, et pour lui-même, mais les différentes personnes qui ont récolté, notamment les femmes, obtiennent une rémunération proportionnelle au poids récolté (souvent la somme équivalent à 1 kilo pour 10 kilos récoltés). Kandé Konaté (K 13 ; non scolarisé, alphabétisation en bambara) cite ainsi en premier parmi ses usages de l’écrit ces calculs permettant le partage du coton interne à la famille. De nombreux enquêtés font référence à un tel usage, et notamment deux femmes : Korotoumou Coulibaly (K 22) et Aminata Souko (K 9). La rareté des femmes tenant des écrits domestiques invite à se pencher sur ces cas.
Korotoumou Coulibaly est issue de la grande famille du chef de village située dans le quartier du centre. Elle est mariée à un habitant d’une concession du quartier de l’est, dans la famille duquel elle réside selon la règle habituelle. Cette concession comprend deux exploitations.
La première, dont le chef est le père de son mari, comprend 9 personnes 362 . Outre Korotoumou, y vivent : son beau-père Solomani Diarra et un de ses frères cadets ; sa belle-mère ; son mari Bassékou, et deux de ses frères cadets ; sa fille ; une femme âgée, dont le lien de parenté avec le reste de la famille n’a pas été explicité. Parmi ces personnes, les trois à avoir été scolarisées sont Korotoumou, une des premières élèves de l’école de Kina, qu’elle a fréquentée jusqu’en 6ème ; sa fille qui a abandonné l’école en 5ème année ; un des frères cadets de son mari, Thiémokho, scolarisé jusqu’en 7ème mais devenu aveugle (K 63). Le mari de Korotoumou a fréquenté l’alphabétisation pour adultes moins d’un an, et déclare savoir « un peu » lire et écrire en bambara (pas assez pour lire ni écrire une lettre). Les deux lettrés en arabe sont son beau-père Solomani et le frère de ce dernier, qui ont tous deux récité le Coran (ka Kurane jigin), accomplissement de l’enseignement coranique traditionnel. Solomani n’a pas de pratiques de l’écrit en arabe en dehors de l’écrit coranique ; son frère déclare une aptitude à la copie dans cette langue. La seconde exploitation de la concession est celle d’un frère cadet de Solomani et de sa propre famille (épouses et enfants). Parmi les 6 membres de cette exploitation, le fils du chef de famille, âgé de 28 ans été scolarisé mais seulement jusqu’en 3ème année ; il déclare pouvoir lire une lettre en bambara, et écrire « un peu ». Dans cette configuration familiale, Korotoumou est donc la mieux à même de prendre en charge les écritures privées, et ce quelle que soit l’échelle considérée : l’exploitation, unité de production domestique, ou la concession. Cela explique que ce soit à une femme que revienne une telle tâche.
Le cas d’Aminata Souko est très différent. Elle est également issue d’une famille influente du quartier du centre, anciennement lettrée (concession de Ba Soumaïla). Sa scolarité a été interrompue en classe de 6ème pour permettre son mariage. Celui-ci s’est effectué avec un fils de Baba, lui-même scolarisé à Balan puis à Fana jusqu’en 7ème. Elle vit donc dans une famille de lettrés, son beau-père étant un des premiers formateurs d’alphabétisation au village, son mari un membre actif de l’AV et de l’APE. Son mari, nous le voyons par son carnet dont la photo figure dans notre corpus, tient lui-même ce décompte familial du coton. Les calculs qu’Aminata effectue pour le coton sont en fait des calculs personnels, qui redoublent à l’échelle de la concession les pratiques de self-défense observées à l’échelle de l’AV (cf. infra 0), comme on le voit dans cet extrait d’entretien :
‘ AK Kafoli ninnu, i n’a fɔ kɔɔri ninnu ... AM C’est quel coton ? C’est le coton de la famille ou bien elle, elle en cultive ? Int. E yεrε ka kɔɔri/ AK Ne yεrε ka kɔɔri, n ye min sɔrɔ’ ‘ Traduction : ’ ‘ AK [J’effectue] ces additions, tu sais pour le coton ... AM C’est quel coton ? C’est le coton de la famille ou bien elle, elle en cultive ? Int.Ton coton à toi/ AK Mon coton à moi, ce que j’ai récolté (K 9).’Cet exemple nous montre une fois de plus la variation des échelles du privé, et la manière dont une personne peut être diversement sollicitée selon la configuration familiale et résidentielle.
Korotoumou parle de « calculs » (en français), Aminata évoque ici des « additions ». Il s’agit effectivement comme on le constate en observant les notations de Moussa Camara dans le carnet qu’il tient à cet effet, de consigner des quantités et de les additionner (mamoutou_camara1 à 3). Cependant, des procédures plus élaborées peuvent apparaître. Ainsi, Moussa Coulibaly, dont on étudiera plus loin les pratiques de comptabilité sur des listes, opère dans un de ses cahiers une opération complexe 363 .
Le contexte est celui où le montant disponible pour le partage interne a été revu à la baisse, soit en raison d’une moindre qualité du coton, soit en raison d’une déperdition à un moment du transport. Moussa opère ici un réajustement à la baisse du poids récolté par chacun, pour obtenir un montant inférieur. Il note dans chaque colonne le prénom de la personne concernée et le montant de coton récolté. Puis il procède par soustractions successives, selon un procédé empirique qui ne respecte pas rigoureusement la proportionnalité (par ex. dans un premier temps Moussa passe de 22 à 20 et Maminè de 38 à 34). La logique qui préside aux soustractions peut se résumer à deux principes : à chaque soustraction on perd « de moins en moins » ; à chaque ligne, une personne qui a « plus » qu’une autre doit aussi perdre « plus ». Notons la cohérence de Moussa, puisque les trois personnes qui ont récoltées le même montant (29 kg) se voit finalement attribuer le même montant au terme d’une procédure identique (suite « 29, 26, 24, 23 »). On a là un dispositif qui diffère des additions de la pesée mais qui s’en inspire visiblement. Moussa reprend d’ailleurs le procédé d’addition de la pesée du coton dans d’autres calculs : prix des achats sur ses listes de courses ; notation des résultats de parties de belote.
La socialisation professionnelle à l’écrit, et plus particulièrement aux calculs, qui s’opère dans l’AV ne se réduit pas à la forme de l’addition successive que nous venons de décrire et d’analyser. Une grande partie du travail de l’AV consiste à gérer les crédits accordés aux producteurs. Rappelons que les intrants sont donnés en début de campagne sous forme de crédits qui sont recouvrés lors de la commercialisation du coton, plusieurs mois plus tard.
Dès lors on comprend que Thiémokho Coulibaly résume le travail de l’AV au calcul des dettes et créances (« camanbεjurujatedekan », K 26). Madou Camara (K 61) décrit son travail, passé, de secrétaire d’AV comme consistant essentiellement, lors des réunions, à noter les dates auxquelles les personnes qui ne peuvent rembourser les crédits promettent qu’elles le feront. Ici encore le transfert à des pratiques personnelles est évident, comme l’attestent les cahiers de Moussa Coulibaly, qui comportent des listes de personnes aux noms desquelles sont accolées les sommes dues (crédits consentis pour les achats effectués dans sa boutique).
Avec les dettes, nous passons d’activités calculatoires proprement dites à des usages comptables.
Données de notre questionnaire, passé en 2004.
Son cahier est donné dans son intégralité en Annexe 6, mais nous reproduisons ici un détail de ce document afin de faciliter la lecture du commentaire.