Tenir une comptabilité

La forme canonique de la comptabilité est celle d’un tableau à double entrée consignant entrées et sorties de fonds d’une caisse. Cette forme est présente telle quelle. Ainsi Ba Madou Coulibaly pour l’AV de Folonda déploie sur un cahier 4 colonnes titrées en bambara : ɲεfɔli,explication, motif ;donta,entrées ;bɔta,dépenses ;kɔnɔta,contenu (orthographe rectifiée). Il consigne ainsi un bilan financier exhaustif de l’AV. Comme pour l’addition sous la forme mise en œuvre lors de la pesée, il s’agit là d’une pratique enseignée lors des formations, comme l’atteste le cahier de Somassa déjà mentionné, où figure ce tableau canonique sous le titre « kεsukunnafonisεbεn », document d’information sur la caisse (soumaïla_cly13). Lors des entretiens, les enquêtés évoquent souvent des formations portant sur des techniques de comptabilité, tels Baïné Traoré qui décrit une formation par une banque paysanne, la BNDA, où le mode de calcul des intérêt est expliqué (K 15), et Makan Konaté qui évoque l’apprentissage du calcul de pourcentages lors d’une formation par le Cespa (K 32).

La forme du tableau comptable, d’usage professionnel, a des effets en termes de rationalisation de la sphère domestique. Ainsi, Demba Coulibaly reprend-il dans des notations personnelles, non pas la forme tabulaire mais les désignations par « entrées » et « dépenses ». Sur la liste comptable établie à l’occasion d’une cérémonie les dépenses apparaissent ainsi sous leur « poste » effectif, qu’elles soient matérielles (« ESS » pour essence ; « woro », noix de kola) ou de l’ordre des dons consentis (« la[a]daw », litt. coutumes 364  ; « bilasira »¸ litt. le fait de raccompagner quelqu’un, ici tous les à-côtés). Les entrées (cotisations familiales ou de voisinage) apparaissaient ainsi : « dondawari », rentrée d’argent. Même si les dons « coutumiers » lors des cérémonies sont réglés, le fait de les noter introduit des possibilités nouvelles de comparaison : d’une cérémonie à une autre ; d’un poste de dépense de la cérémonie à un autre. Comme l’usage mentionné plus haut de la liste de dons ou « cotisations » pour un mariage, un tel écrit participe de transformations sociales profondes. Ces écrits permettent que les dons soient rendus, soit à l’identique, soit le plus souvent en ajoutant une somme. L’appréciation de la somme à donner fait de moins en moins de place au contexte et aux liens particuliers qui unissent les personnes, pour devenir un montant calculable.

Les activités commerciales sont le lieu privilégié d’observation de ces phénomènes de rationalisation liée à l’apprentissage de techniques comptables. Ainsi, Somassa Sanogo (K 49) décrit les notes qu’il prend pour évaluer son activité d’embouche bovine (qui consiste à acquérir à bas prix des bœufs amaigris, à les nourrir, afin de les revendre à un prix supérieur) :

SS N kɔni tε sugu jɔ sa, mais n bε to ka taa suguw la quoi, ka taa misi lafulenw san, misilafulenw ka na olu siri. Voilà, bon, ni n ye u siri, min san hakε ye min ye, n bε o sεbεn, ani a furasɔngɔ quoi, bon, ani « tourteau » min bε san, ani bu. Bon, n’i ye olu sεbεn sisan, bon misi sanna hakε min na, bon, n’i y’a « frais » fεnε jateminε, i yεrε bε jateminε kε sisan, i mana misi balo, tinyε yεrε yεrε la, a mana kε cogo o cogo a man kan ka dεsε ni hakε ma. Bon, ne dun ye nin hakε san k’a kε a kɔ, bon, est-ce que n’an ye a feere, n ye hakε min di aw ma nin ye o bɔlen kɔfε n bε tɔnɔ dɔ sɔrɔ wa ? N bε o fεnε jate bɔ.’ ‘ Traduction : ’ ‘ SS Je ne fais pas régulièrement le marché, mais je vais de temps en temps sur les marchés, j’achète des vaches amaigries, et je viens les mettre au piquet. Voilà, bon, quand je les ai attachées, j’écris le prix d’achat, ainsi que le coût du traitement, celui du tourteau que j’ai acheté, celui du son. Bon, une fois que j’ai écrit tout cela, bon le prix auquel la vache a été acquise, bon si tu calcules les frais aussi, toi-même tu fais le calcul, tu vas nourrir la vache, bon quoiqu’il en soit, tu ne dois pas obtenir moins que ce prix. Bon, j’y ai mis tel prix, bon, est-ce que si on la vend, ce prix que je vous ai donné, si on le retire j’obtiendrai un bénéfice. Je calcule ça aussi (K 49).’

L’activité commerciale est jalonnée de prise de notes, et aboutit à un calcul qui permet de définir un prix plancher (ne pas vendre à perte). Somassa Sanogo transpose ici le raisonnement comptable, comme l’atteste le vocabulaire (« frais » ; « tɔnɔ », bénéfice), à des pratiques commerciales personnelles. On peut dire que l’on a ici une forme de rationalisation, liée à la décontextualisation du propos : il ne mentionne pas la période de l’année où s’effectue chacune des transactions et où le besoin de liquidité peut être très différent, ni les réseaux d’interconnaissance qui peuvent faire d’une transaction une interaction plus large qu’un échange marchand.

On voit ainsi que les pratiques scripturales liées aux nombres (depuis le décompte et la mesure jusqu’à la comptabilité) engagent les scripteurs dans des processus plus ou moins poussés de rationalisation de leurs activités. Il s’agit là d’un champ de compétences, lié au commerce ou à des activités techniques, où le transfert des aptitudes apparaît important.

Nous allons observer maintenant la manière dont un dispositif graphique, la liste, est réutilisé dans des domaines distincts.

Notes
364.

Le terme de « coutumes » désigne en ethnologie les cotisations lors d’une cérémonie (comme dans l’expression « payer des coutumes »). Il est repris localement dans certains contextes - par exemple en Nouvelle-Calédonie, A. Bensa analyse des « cahiers de coutumes » (BENSA, A. 2006a) - mais nous ne l’avons pas rencontré dans le français du Mali.