2.4.2.1. Le genre graphique par excellence ?

La pratique de la liste est au cœur des analyses de Jack Goody sur l’écriture (cf. le chapitre 5 de La Raison graphique « Que contient une liste ? » (GOODY, J. 1979 [1977] : 140-196). Pour Goody, l’étude de l’écriture suppose qu’on l’envisage dans ses deux dimensions : mode de stockage de l’information, l’écriture renvoie à la pratique de la notation ; mode d’organisation de ces données, elle permet un rapport « décontextualisé » aux unités du langage (op. cit. : 146). Cette seconde dimension du mode écrit rend centrale l’étude de ces dispositifs proprement graphiques que sont la liste et le tableau, la première constituant la forme minimale à partir de laquelle se construit le second. La liste spatialise au plus haut point l’écriture car elle implique une discontinuité : en effet, le propre de la liste est de disjoindre des éléments dont elle permet un traitement abstraitement, un classement selon des critères multiples. En outre, en tant qu’espace délimité, elle incite à l’exhaustivité.

Pour mettre au jour les potentialités de l’écriture dans l’émergence de formes d’organisation cognitives nouvelles, Goody s’intéresse aux écrits les plus anciens qui nous soient connus, notamment les tablettes sumériennes de la fin du quatrième millénaire, où le genre de la liste est très présent 365 . Il distingue trois types de listes : les listes administratives ; les listes événementielles ; les listes lexicales.

Les listes administratives concernent essentiellement l’enregistrement de transactions, qu’elles permettent aussi de « se représenter plus formellement » (op. cit. : 161).

A propos des listes événementielles, Goody souligne, qu’il existe deux manières de tenir une chronique : soit au gré des événements, soit à dates fixes, selon le calendrier ; si la première s’apparente à une récitation orale de hauts faits, la seconde, du genre des annales, suppose un support graphique, et constitue le point de départ de la constitution d’un savoir historique proprement dit (op. cit. : 166).

Quant aux listes lexicales, moins fréquentes que les listes administratives ou événementielles, elles sont le lieu d’un jeu particulier avec le langage qui retient l’attention de Goody. En effet, elles permettent que se développe une interrogation sur la forme du savoir, sur les classifications elles-mêmes, sur leurs critères et leur limites.

Goody signale au passage que les listes lexicales attestent le lien entre l’écriture et la forme scolaire, quand elles prennent la forme de syllabaires, notamment pour les écritures non alphabétiques, ou de listes d’éléments retenus pour leur morphologie. Il s’agit là d’une réflexion que Goody a prolongée dans ses écrits ultérieurs, suite aux travaux de Sylvia Scribner et Michael Cole (SCRIBNER, S. & COLE, M. 1981) qui ont insisté sur le rôle de l’école dans le développement des « effets » cognitifs de l’écrit :

‘Je ne mets pas en doute le fait qu’il puisse y avoir des moments où un membre d’une culture orale pourrait trouver utile d’être à même de se souvenir d’items de manière exacte (une liste d’arbres, par exemple). Mais d’après ma propre expérience ils sont rares et occasionnels. Ce n’est tout simplement pas une aptitude d’une quelconque importance pour eux ; cette importance lui est conférée par l’école qui décontextualise le savoir pour former des listes. (GOODY, J. 2000 : 28, nous traduisons) 366 .’

Dans ce passage J. Goody reconnaît que la décontextualisation qu’opère la liste n’est pas inhérente à ce dispositif graphique mais est liée au contexte scolaire de son apprentissage.

De ces analyses de J. Goody, nous retiendrons l’attention aux différents types de listes, soigneusement distingués, et la possibilité qu’offre ce dispositif graphique de manipuler et de réorganiser les items mis en liste. Deux réserves sont toutefois nécessaires par rapport à l’approche de Goody : celle que nous venons de formuler engage à rapporter les usages de la listes aux modes d’apprentissage de l’écrit, et notamment à la forme scolaire de la socialisation à l’écrit qui marque l’école comme l’alphabétisation pour adultes ; la seconde, consiste à ne pas surestimer le rôle de l’écriture en la matière en rappelant, contrairement à ce que J. Goody soutient, que la liste n’est pas qu’un genre écrit.

En effet, les listes sont également attestées dans les genres discursifs non-écrits, soit strictement oraux soit oraux et pictographiques.

Dans son travail sur la pictographie des Cuna (Panama), Carlo Severi conteste le monopole de l’écriture comme forme culturelle à même de fixer la mémoire (SEVERI, C. 1994). Les pictogrammes qu’il étudie prennent souvent la forme de listes ; or il souligne que ces pictogrammes ne peuvent être assimilés à une écriture de type phonétique (op. cit. : 68). Ces listes sont rendues manipulables par cette fixation iconographique, mais cette manipulation est contrôlée par les conditions de l’énonciation et le type de langage auquel elle est associée.

Carlo Severi conclut :

‘La situation cuna semble offrir (…) le cas d’une culture où certaines opérations d’ordre classificatoire que Goody attribue (…) à l’écrit sont attestées là où l’écriture phonétique n’existe pas (op. cit. : 71).’

Mais le support graphique n’est même pas nécessaire pour que la pratique de la liste existe. Ainsi, Christiane Seydou montre que ce genre est attesté dans une culture où l’essentiel de la communication est orale, celle des Peuls de la Boucle du Niger (Mali) (SEYDOU, C. 1989). Des listes variées sont présentes dans deux genres poétiques particulièrement développés : les mergi (poèmes « libres) dont des passages énumèrent des séries de lexèmes de domaines variés (noms d’oiseaux, instruments de pêches…) ; les jammooje na’i (« éloges aux bovins ») déclinent quant à eux invariablement des listes de toponymes, parfois très longues (jusqu’à 109 noms dans le corpus cité par Christiane Seydou), incluses dans des poèmes. Ces listes témoignent de « l’utilisation consciente et réfléchie [des] phonèmes comme éléments valorisés - de par la rhétorique poétique applicable aux jeux de rythmes et de sonorités qu’ils génèrent » (op. cit. : 66). Mais l’intérêt pour le signifié est également présent dans la construction de ces poèmes, et apparaît central dans les listes lexicales, genres également attesté à l’écrit et à l’oral. Christiane Seydou étudie deux listes lexicales bilingues : la première est un lexique arabe-peul, conçu à des fins didactiques, et consigné en graphie arabe (ajami), comprenant 365 termes ; la seconde est un lexique bambara-peul de 172 termes, inséré dans un poème oral, que l’auteur analyse comme un jeu verbal. Ces deux exemples lui permettent d’opposer deux pratiques différentes de la liste, chacune privilégiant des aspects différents du langage.

‘Aussi n’est-il pas surprenant que le système d’ordonnance de ces items soit, dans l’un et l’autre cas, conditionné par des nécessités et obéisse à des objectifs qui se situent sur des plans différents allant de la logique du sens à celle d’une rhétorique formelle, la liste écrite tendant à privilégier la première et la liste orale la seconde ; tendances qu’illustrent bien les deux spécimens de lexiques bilingues étudiés ci-dessus : le premier, bien que conçu dans une perspective d’apprentissage oral, s’inscrit dans une tradition de lettrés et nous y voyons à l’œuvre, même si le moule prosodique en limite les effets, une réelle et prédominante recherche de regroupement des mots par catégories sémantiques, alors que le second, plus fidèle en cela aux modèles de la poésie orale traditionnelle des Peuls de cette région, accorde incontestablement la primauté au classement par analogie formelle exclusivement (op. cit. : 60).’

La question qui se pose alors, et qui reste ouverte dans l’étude de C. Seydou, est celle du rapport entre les listes orales et écrites. Si nos matériaux empiriques ne nous permettent pas de faire le lien entre les pratiques observées de listes écrites et d’éventuelles pratiques orales, il nous semble utile de rappeler qu’il est possible que les usages de listes écrites héritent non seulement des modèles écrits (administratifs et scolaires notamment) de la liste, mais aussi des formes orales.

Les travaux sur les listes en contextes oraux constituent un garde-fou utile, permettant de circonscrire nos propres analyses et d’éviter de se donner systématiquement une image de la tradition orale comme pré-réflexive, une « figure adverse » de l’écrit comme le dit Carlo Severi en reprenant une expression suggestive de Marcel Détienne.

Pour étudier les usages de la liste sur notre terrain, nous prendrons comme point de départ une pratique attestée, celle de la liste de courses. Nous nous intéresserons ensuite à quelques types de liste utilisés dans différents domaines, la liste nominale et la liste lexicale notamment.

Notes
365.

Sans entrer dans le détail des débats sur l’origine de l’écriture, précisons simplement ici que la caractérisation de « pictographique » que J. Goody reprend ici (op. cit. : 147) à propos de l’écriture sumérienne est aujourd'hui contestée. J.-J. Glassner a montré que les signes cunéiformes sont à la fois logographiques et phonétiques. Certains ne sont que des déterminants sémantiques ou phonétiques, d’autres n’ont qu’une utilité graphique, beaucoup sont polysémiques, ce qui signifie qu’il s’est agi d’emblée d’un répertoire de signes (GLASSNER, J.-J. 2000).

366.

Texte original : « I do not doubt there may be some occasions on which a member of an oral culture might find it useful to be able to recall items in an exact way (a list of trees, for example), but from my own experience they are very few and far between. It is simply not a skill of any great value to them ; that value comes with schooling that decontextualizes knowledge to form lists ».