Quand la liste s’impose

Les commentaires sur cette activité montrent qu’en général il ne s’agit pas d’une pratique systématique. Le recours à la liste s’impose dans deux cas majeurs : quand les courses se multiplient ; quand on se voit confier des courses par d’autres personnes.

La multiplication des achats entraîne une modification des habitudes qui suppose le recours à l’écrit. Les enquêtés justifient souvent ainsi la confection d’une liste. Ainsi Madou Camara réserve-t-il l’établissement d’une liste à des occasions exceptionnelles, comme la veille d’une des deux grandes fêtes musulmanes où il faut non seulement pourvoir à une alimentation plus riche mais aussi vêtir sa famille :

Int. (explicitant ma question) Quand tu vas à Fana par exemple pour la foire, il faut que je paye ça, que je paye ça... est-ce que tu fais ça souvent ? MC Ah ! Bon, quand je vais à la foire je demande à la femme ce qu’il n’y a pas ici. Bon si je sais que je vais le garder en tête je n’ai pas besoin de l’écrire, ces choses-là... AM Mais est-ce que parfois tu le fais ? MC S’il y a beaucoup de choses à acheter, à l’approche des fêtes de Tabaski là, ah oui ! (K 61).’

Nous retrouvons ici un des résultats de Bernard Lahire dans ses enquêtes sur les pratiques d’écriture en milieux populaires en France (LAHIRE, B. 1998). Il souligne que l’établissement d’une liste intervient premièrement comme « mémoire de l’inhabituel » : « on inscrira parfois uniquement sur une liste de commissions les denrées que l’on n’a pas l’habitude d’acheter » (ibid. : 147) ; deuxièmement et de manière connexe lorsque l’on fait face à une complexité des activités (op. cit. : 151), deux traits qui caractérisent l’exemple donné par Madou.

Cela implique, a contrario, que les courses ordinaires peuvent être faites de « tête ». On peut suivre ici l’analyse que propose B. Lahire de ces pratiques d’écriture comme ce qui intervient dans des cas de ruptures avec le sens pratique, c’est-à-dire lorsque la mémoire incorporée n’est pas suffisante.

La confection de liste apparaît également dans le cas d’une activité professionnelle, celle du forgeron Sinaly Diabaté. Rappelons que Sinaly Diabaté est issu d’une famille de forgerons, c’est-à-dire d’un groupe statutaire particulier, mais son activité apprise traditionnellement, dans le cercle familial, a aussi fait l’objet d’un apprentissage formel, au cours d’une formation qui a duré 3 ans dans le cadre d’un programme de modernisation des métiers de la forge, initié par la CMDT, et utilisant le bambara écrit. Sinaly précise qu’il utilise des listes pour spécifier la qualité et les quantités de ses achats, en particulier quand il va se fournir en fer à Bamako : «Nb’abεεsεbεnnintaarakaninsan,oubienninfεnqualité,kaufaraɲɔgɔnkan » (K 23) « J’écris tout [ce que je dois acheter] en partant acheter telle chose, ou bien une chose de telle qualité, et j’additionne ». On peut analyser cette pratique d’écriture comme l’effet d’une rationalisation de l’activité professionnelle de Sinaly.

Par la liste, l’écrit apparaît bien, dans notre contexte, comme le lieu d’une organisation et d’une planification d’activités qui dépassent les routines ordinaires.

Le fait de se voir confier des courses par d’autres personnes est un autre facteur fréquemment cité comme ce qui rend indispensable le recours à la liste écrite. Ainsi Lassine Traoré n’en a besoin que lorsqu’il est chargé d’effectuer des commissions (walif ε nw, litt. les choses d’autrui).

AM Est-ce que quand tu fais des courses tu fais une liste ? Int. N’i bε taa yɔrɔ min na, i n’a fɔ n’i bε taa dɔgɔw ninnu na sisan, ko yali e bε fεnw sεbεn ka taa wa ? LT Bon, ikomi o ka suma, ikomi ni walifεnw dira n ma, i n’a fɔ n’i bε taa sugu la, dɔw b’a fɔ : « n ka wari minε, i ka nin san k’a di yan », sinon ni n yεrε ta don, n tε o dama liste kε.’ ‘ Traduction : ’ ‘ AM Est-ce que quand tu fais des courses tu fais une liste ? Int. Quand tu vas quelque part, par exemple à des foires est-ce que tu écris des choses avant de partir ? LT Bon ! c’est rare, [je le fais] si des commissions me sont confiées par autrui : par exemple si tu vas au marché, certains vont te dire : « prends mon argent et ramène moi ceci », sinon s’il s’agit de mes propres courses je ne fais pas une liste pour cela simplement (K 41).’

Précisons que le fait de confier des courses à quelqu’un renvoie à une pratique très courante consistant à envoyer quelqu’un en commission (ka «  ci bila [m ɔ g ɔ ] f ε  », K 34 ; ka m ɔ g ɔ bila ci la), qui suppose en général que celui qui commissionne exerce une certaine autorité sur le commissionnaire, même si le cas d’égaux se rendant des services mutuels est aussi possible.

Les deux traits, achats pour d’autres, augmentation des achats, sont d’ailleurs souvent associés, comme ici par Baïné Coulibaly :

BC A! Ni mɔgɔ ka sama cayara, n b’a sεbεn ka taa n’a ye, mais ni sama ma caya, n b’a dɔn n kunkolo la.’ ‘ Traduction : ’ ‘ BC Ah! Si les commissions qui me sont confiées sont nombreuses, je les écris avant de partir, mais si les commissions ne sont pas nombreuses, je rentre ça dans ma tête (K 65).’

On peut se demander s’il faut interpréter le fait de faire des courses pour d’autres simplement comme un facteur supplémentaire de complexité, l’écrit n’intervenant, comme dans le premier cas, que comme une manière de mieux gérer une situation où la mémoire incorporée ne suffit pas, ou si la notation peut avoir d’autres fonctions. En effet, le fait de noter des courses pour d’autres peut être l’occasion d’une interaction associant le scripteur et celui qui le commissionne. J’ai eu l’occasion de me voir confier des courses par Moussa Coulibaly, qui est intervenu dans la rédaction de la petite liste consignant les achats prévus pour être sûr que je n’oublie rien. Il peut ainsi y avoir, en amont, discussion ou vérification de la liste par la personne qui confie ses courses. On peut également supposer que l’écrit peut avoir en aval un rôle d’attestation, notamment pour des commissions impliquant un transfert d’argent. Si rien de tel n’apparaît dans les entretiens, une telle hypothèse permettrait de rendre compte de l’insistance des scripteurs sur le fait que la liste devient nécessaire quand on accepte les courses d’autrui. Elle est confortée par une observation faite chez un grossiste de Fana, qui se sert de la liste d’une de ses clientes régulières pour effectuer le calcul de la somme due. A défaut de ticket de caisse, la liste peut être le support de calculs écrits et la trace d’une transaction.

A travers les entretiens, pris dans leur dimension de « récits de pratiques », nous pouvons comprendre que l’usage de la liste permet une meilleure gestion d’activités complexes. L’exemple de Sinaly qui déclare noter quantités et qualités montre que la liste peut comporter des précisions sur les articles ; elle est aussi pour lui le lieu d’une prévision de dépense possible puisqu’il dit qu’il y effectue une addition. Les références aux courses confiées et à l’argent donné suggèrent aussi de telles formes de rationalisation : la liste se faisant soit micro-budget prévisionnel soit aide-mémoire de la manière dont l’argent confié a été dépensé. Mais comment la liste fonctionne-t-elle ? Les articles sont-ils rangés dans un ordre particulier ? Comment s’organise la notation des items, des prix, des noms des personnes pour qui on fait les courses ? Pour répondre à ces questions sur les manières d’écrire des listes nous nous appuierons sur des écrits recueillis.