Nous allons étudier maintenant, non plus un usage particulier de la liste mais un type de liste aux usages multiples, la liste de noms de personnes. Signalons d’emblée que cette étude de la liste nominale nous conduit souvent à travailler sur des colonnes de listes juxtaposées, ou sur des listes insérées dans des tableaux. Nous traiterons ici du continuum qui va de la liste isolée au tableau, souscrivant à l’analyse de J. Goody qui fait de la liste l’unité de base du tableau. Cette forme graphique qu’est la liste de noms de personnes permet deux opérations en apparence opposées : elle constitue ou réaffirme l’existence d’un groupe ; elle déploie en une série discrète un ensemble d’individus. C’est cette double dimension de la liste nominale qui nous sert ici de fil directeur.
Le pouvoir individualisant de ce type de liste en fait un outil privilégié des formes modernes d’organisation sociale, analysées plus haut en référence à l’expression de M. Foucault de « technologies de l’individu ». Cette forme écrite est récurrente dans les écrits administratifs et scolaires, ainsi que dans l’organisation agricole mise en place par la CMDT. Nous allons examiner selon quelles modalités différenciées.
Nous avons évoqué plus haut (cf. supra 0) le registre d’état civil conservé à la mairie à Balan. On peut considérer que ce registre constitue une liste unique de l’ensemble des villageois de Kina. Cependant, on a vu que le registre procède famille par famille, et qu’à cette échelle ce sont des listes nominales des membres d’une même famille qui se succèdent. Nous avons signalé que les listes électorales pour les élections législatives et présidentielles de 2002 ont été élaborées à partir d’un autre recensement (le RACE) qui a eu lieu à Kina en 2001. Si ni ce recensement ni les listes électorales ne sont conservés à Kina, une trace en est cependant disponible au village, constituée par un double au carbone que les agents recenseurs ont remis aux villageois après leur passage. Ici encore, il s’agit d’une liste nominale à l’échelle de la famille, dont on a vu qu’elle est le modèle de pratiques d’écriture développées par les scripteurs, qui sont en général très proches du modèle officiel.
On a là un premier usage de la liste nominale, qui objective l’existence d’un groupe familial qui ne coïncide souvent ni avec l’unité de résidence (la concession, souvent plus large) ni avec l’unité domestique minimale (le foyer). On constate cependant que l’usage de la liste de noms propres dans le cadre d’une référence à l’état civil prend une forme relativement figée et peu manipulable. C’est du côté d’usages plus communs de liste nominale que l’on peut observer une plus grande fluidité de cette pratique.
La liste nominale est en effet un objet courant. Dans le domaine agricole, toutes les réunions de l’AV s’appuient sur la liste des chefs d’exploitation de l’AV. Celle-ci correspond à la liste des chefs de famille qui font partie de l’AV. Ici encore on observe la valeur « constituante » de la liste nominale qui objective les contours d’un groupe, ici l’AV. On a évoqué plus haut le fait que la scission du village en trois AV est le résultat de conflits encore très vifs. Des changements ont lieu chaque année : transfert d’une AV à une autre de quelques exploitations suites à de nouvelles dissensions ; émergence de nouvelles exploitations suite à des scissions d’exploitations.
L’appartenance d’une exploitation à l’AV est marquée par la présence du chef d’exploitation lors des réunions qui sont fréquentes. Mais tous les chefs d’exploitation ne sont pas nécessairement présents à chaque réunion. Dès lors, l’inscription du nom d’un chef d’exploitation sur la liste des membres de l’AV, détenue notamment par le chef de ZAER, l’agent de la CMDT chargé du village, est le critère décisif de l’appartenance à ce groupe.
La forme de l’identité individuelle ici retenue est parfois différente de l’identité civile. Premièrement, la notation s’opère la plupart du temps en bambara. Cette notation suit de près une transcription orale, rétablissant notamment une structure « consonne - voyelle » qui n’apparaît souvent plus dans l’écriture canonique des patronymes retenue par l’état civil : « kulubali» pour Coulibaly ; « tarawele» pour Traoré par exemple (le plus souvent sans majuscules selon l’usage d’écrire le bambara tout en minuscules).
Deuxièmement, l’écriture des prénoms résout le problème de l’homonymie de manière différente de la pratique orale. Certains surnoms persistent pour les personnes qui ne sont connues que sous cette appellation, l’identité civile étant alors parfois rappelée dans une formule telle que « Soumana dit Baïné » ; d’autres homonymes sont distingués par l’adjonction d’un numéro d’ordre : l’AV 1 comporte ainsi 3 Mamadou Camara, qui sont désignés par comme n°1, n°2 et n°3. Ce dernier choix se distingue tant du recours pur et simple à l’état civil, où les homonymes sont distingués par leur date de naissance, que de la transcription de l’oral. La pratique, mixte, caractérise bien le fonctionnement de l’AV, forme d’administration parallèle mise en place par la CMDT, qui opère une formalisation partielle de pratiques encore largement réglées par des formes sociales orales.
Les réunions suscitent l’établissement de bien d’autres listes : liste des présents ; liste des personnes ayant pris tel crédit, etc. Ces listes sont en général des sous-ensembles de la liste des exploitants de l’AV.
En dehors des activités agricoles, beaucoup d’autres groupes, plus ou moins formellement constitués en associations, fonctionnent aussi par « réunions » au sein desquelles l’usage de l’écrit se réduit souvent à la forme minimale qui consiste à dresser une liste des présents. Ainsi en est-il des divers « tons » (des jeunes ou des femmes) dont nous avons déjà signalé qu’ils constituent la reprise de formes « traditionnelles » mais remodelées par l’organisation sociale contemporaine - cf. les analyses de Danielle Jonckers sur la société minyanka autour de Koutiala (JONCKERS, D. 1994).
Les listes des associations peuvent permettre la formalisation de hiérarchies, comme dans le cahier du « ton » des femmes détenu par la secrétaire de cette association, Alima Camara. Elle y énumère en ouverture de son cahier les noms des membres du bureau : « ɲεmɔgɔbiromɔgɔ », les membres de la direction du bureau ; puis séparée par un trait intervient une liste de trois noms qui constituent : « ɲεmɔgɔbiromɔgɔkɔlɔsilibagamɔgɔ », les personnes chargées de contrôler les membres de la direction du bureau. Enfin, après un nouveau trait de séparation suit la liste de l’ensemble des membres (« tɔndenmumε ») qui se poursuit sur les pages suivantes. Cet écrit, dont la disposition graphique, l’orthographe impeccable et les emprunts au français suggèrent la conformité à un modèle imprimé, objective non seulement l’existence du groupe mais aussi son organisation interne. Avec cette association de la liste et d’une forme de classement hiérarchique nous retrouvons un des traits majeurs de la liste selon les analyses de Jack Goody (GOODY, J. 1979 [1977] : 181-185). Dans un article co-écrit avec Sylvia Scribner et Michael Cole, il étudie des cahiers recueillis au Libéria qui sont très proches de ceux observés à Kina (COLE, M. GOODY, J. & SCRIBNER, S. 1994 [1977]). Ces cahiers, écrits par Ansumana Sonie, président d’une association mende pourvue d’une caisse de solidarité destinée notamment à aider ses membres lors de funérailles, sont pour l’essentiel constitués de listes de membres, organisées selon des critères multiples (sexe, région, clan, etc.).
D’autres listes apparaissent liées non pas à un groupe formellement constitué mais à un groupe dont l’existence est socialement connue, que l’écrit permet occasionnellement de rappeler. Ainsi, les listes nominales constituent l’essentiel du texte des communiqués de décès envoyés par écrit puis diffusés à la radio locale. Le dépouillement du courrier reçu par la radio Kolombada montre que ce type d’écrits constitue l’essentiel des communiqués diffusés (cf. supra 0). Les documents de ce type photographiés à la radio donnent un exemple de la structure, très systématique, de ces communiqués, dont nous étudierons ici la forme en bambara.
L’ouverture est courte : « ninyefaatulisεbεnkabɔ », voici un avis de décès qui vient de (suit un toponyme).
Puis figure une longue liste de noms, souvent disposés en une colonne, parfois en un paragraphe compact. Ces noms respectent invariablement la structure suivante : prénom - nom - « n’oye », qui est - statut. Ce dernier champ est en général constitué de la formule « taabaga », défunt + lien de parenté (par ex. « taabagadɔgɔnin », frère ou sœur cadet du défunt) ; beaucoup plus rarement une indication de statut social, comme celui de chef de village, apparaît. Cette liste de noms est de loin la partie la plus longue de ce texte. Elle comporte au moins une dizaine de noms, parfois beaucoup plus. Ils sont hiérarchisés selon un principe de « proximité » généalogique 379 avec le défunt (à l’exception de la mention du chef de village qui sur l’un des communiqués prend la première place).
Le communiqué se clôt par un paragraphe qui annonce le décès proprement dit en nommant le défunt, et en donnant le jour et l’heure de la mort, ainsi que son âge, et qui informe du jour et du lieu de l’enterrement. Il emprunte les formes convenues de l’expression des sentiments de tristesse, reprenant l’une des quelques expressions figées de l’avis de décès. En voici un exemple 380 :
‘U nisɔngoyalen bε ani dusukun tɔɔrɔlen bε, balima ani sinjisiraw, bεε ladɔnniya ko u fa, ani furukε, ani u mɔkε, ani u jεɲɔgɔnkε, n’o tun ye alu b. ye k’a faatura k’a si to 75 la, a ka denbaya la k. jumadon k’a bεn inεri ma. A sutarali bε kε sibiridon sɔgɔmadafε 9 la k. a yεrε ka denbaya la k. Ala ka hinε a la.’ ‘ Traduction : ’ ‘Ceux-ci [dont la liste précède], attristés et le cœur contrit, parents et proches, font part de ce que leur père, époux, grand-père, camarade Alou B. est décédé à l’âge de 75 ans au sein de sa famille à K. vendredi à 1h. L’enterrement aura lieu samedi matin à 9h à K., au sein de sa propre famille à K. Dieu ait pitié de lui.’L’expression de la douleur par laquelle débute ce paragraphe respecte les conventions de l’avis de décès écrit. A l’oral, l’expression des sentiments de deuil s’effectue par des gestes et des attitudes plus que par des paroles et elle est très différenciée selon le rapport de l’individu au défunt. Cette forme écrite est aussi celle des avis de décès qui, en milieu urbain, paraissent dans la presse. Elle suit en ses grandes lignes celle des faire-part tels qu’on les connaît en France, mais dont nous n’avons pas observé l’usage au Mali, au contraire du faire-part de mariage 381 . Nous ne pouvons donc ici que faire l’hypothèse de l’existence d’un modèle imprimé, sans pouvoir préciser la nature de ce modèle (avis de décès dans le journal ou faire-part) ni le mode par lequel ce modèle s’est diffusé (écrit ou radiodiffusé) 382 . Notons que l’énumération des parents qui annoncent le décès dans le communiqué rappelle plus précisément celle des placards de décès ou « papillons » dont Hélène Clastres et Solange Pinton ont montré l’usage inséré dans une pratique orale de l’annonce (CLASTRES, H. & PINTON, S. 1997). Ici il n’est pas question de pointer la diffusion d’un modèle, mais plutôt de constater une même adaptation d’un modèle écrit à des usages propres à des formes sociales largement marquées par l’oral.
A la différence de la formule initiale, la bénédiction finale « Alakahinεala » est une expression usuelle utilisée à l’oral à l’annonce d’un décès. On en trouve, en français, de telles expressions consacrées, comme celle qui apparaît dans le cahier de Ganda Camara (Annexe 6, cahier 5, p. 19) : « Que la terre lui soit légère ! ». Si les formes écrites de l’expression de la douleur nous apparaissent différentes de celles propres à l’expression orale, on doit remarquer que le caractère convenu de telles expressions est quant à lui identique d’un mode à l’autre.
Dans le paragraphe de conclusion du communiqué, on doit relever également la mention de l’âge du défunt et du lieu de la mort (et de l’enterrement) désigné comme « akadenbayala », au sein de sa famille (restreinte) deux traits qui caractérisent la mort socialement acceptable : le défunt, âgé, mourant chez lui entouré des siens. On repère également une insistance sur les liens de parenté, pourtant déjà exprimés dans la liste des énonciateurs de ce message, que l’écriture redouble : un tel « fils du défunt » annonçant le décès de « son père » un tel. Nous touchons ici à ce qui fait l’essentiel de ce message, en plus de sa portée informative, qui est la réaffirmation de l’unité d’un groupe familial.
La liste nominale prend en effet tout son sens ici en tant qu’énumération destinée à renforcer l’existence d’un collectif. De même que la coutume interdit de présenter ses condoléances seul, l’écrit de deuil se présente comme une masse : liste écrite imposante dont la lecture lors de la diffusion s’égrène en une longue litanie monocorde.
Deuils, mais surtout mariages et baptêmes, donnent lieu à l’établissement de listes dont la fonction est différente, les listes de cotisations. Ainsi Thiémokho Coulibaly dresse une liste numérotée des cotisations de son mariage : les deux premières colonnes comportent le prénom et le nom du donateur, une troisième le montant donné. Cette liste permet ici encore d’objectiver l’existence d’un groupe familial dont le capital social se mesure au nombre des donateurs en de telles circonstances. Mais elle sert surtout à garder la trace de contributions qui ultérieurement donnent lieu à des formes de contre-don en rapport avec les sommes données. Les dons ne sont d’ailleurs pas limités à des circonstances particulières, certaines relations de parenté créant des obligations régulières. Lassine Traoré, par exemple, note les sommes versées par ses beaux-frères (« dɔgɔmusowcεw », époux de ses sœurs cadettes, K 41). Ici encore l’écrit participe d’un travail d’objectivation, ne serait-ce qu’en permettant une comparaison entre les versements des différents beaux-frères.
Ces usages permettent de garder la mémoire de transactions dont le caractère de « dons » n’exclut ni le calcul ni la rationalisation. Notons que des usages plus complexes de la notation de dons sont attestés. Ainsi, sur un tout autre terrain en Nouvelle-Calédonie, Alban Bensa a montré, en un récit ethnographique détaillé, comment s’opère lors d’une cérémonies la notation sur des cahiers des dons consentis (BENSA, A. 2006b). On y voit l’importance de l’écrit, mais aussi de ce qui échappe à la notation écrite, ce dont seule l’ethnographie en situation peut rendre compte.
Tous les exemples de listes abordés jusqu’ici s’inscrivent dans des activités qui impliquent des groupes déjà constitués, qu’il s’agisse d’associations ou de familles, et quel que soit le flou des limites de groupes que l’écrit contribue à fixer. Mais plus banalement, la liste nominale peut énumérer des personnes réunies pour une occasion ou une tâche bien déterminée sans que l’effet de constitution d’un groupe n’intervienne. Ainsi, ma logeuse Assitan Coulibaly, non lettrée, fait établir par différentes personnes des listes nominales pour des « paris », loteries informelles qui réunissent membres de la famille et voisins. L’encadré suivant rend compte de cette scène.
Lors d’une occasion similaire, j’ai eu l’occasion de photographier la liste nominale écrite sous sa conduite par un des écoliers de la famille (en classe de 7ème). Ici les noms sont simplement les termes d’adresse utilisés à l’oral : par exemple, on y voit figurer deux femmes, épouses de deux frères, donc résidant dans la même concession, qui portent le même prénom « Oumou » (transcrit en orthographe francisante) sous leurs surnoms « Oumou kɔrɔba », la vieille Oumou et « Oumouinin », la petite Oumou.
Ces pratiques communes rendent la notion de « nom écrit » d’usage courant. L’indice linguistique en est que l’expression « tɔgɔsεbεn » est lexicalisée, ce nom composé étant défini par Bailleul dans son dictionnaire dans un premier sens comme « inscription », renvoyant à l’acte d’écriture, et dans un second sens comme « liste de noms », renvoyant au résultat. Les usages observés montrent que les villageois accordent une grande importance à ce geste de l’inscription du nom. La tournure passive (a tɔgɔ sεbεnna/ a tɔgɔ ma sεbεn, son nom est inscrit/son nom n’est pas inscrit) peut renvoyer au fait d’une écriture inaccessible et dont l’effet est subi : c’est l’expression utilisée pour décrire la manière dont un enfant était désigné pour aller à l’école durant la période coloniale. Mais le tɔgɔsεbεn est aussi cet écrit produit quotidiennement et à des fins multiples au village ; lors de réunions, j’ai pu constater que des personnes non lettrées s’enquièrent de savoir si leur nom a ou non été ajouté à une liste (de présence ou de crédit), ce qui signale une familiarité généralisée avec cet objet, dont, connaissant les effets, on s’efforce de maîtriser les conditions de production.
Ainsi, dans bien des contextes l’écrit fait référence. A travers cet examen des listes nominales, l’écrit apparaît parfois comme un écrit lointain qui édicte des appartenances ou des exclusions mais aussi souvent comme un écrit que l’on manipule, dans l’habitude partagée de dresser des listes.
Nous concluons cette étude des listes nominales en soulignant un aspect de cette pratique que nous avons rencontré de manière récurrente : la question de la variation des formes des noms. Entre l’écrit officiel et la transcription de l’oral, les listes nominales produites au village déploient une variété de stratégies de notation des noms. La liste nominale apparaît ainsi comme l’un des lieux où s’éprouve la référence à une identité distincte de l’adresse orale, point que nous reprendrons en travaillant sur la question de la signature.
Selon la conception civile de la généalogie qui structure le carnet de famille.
Nous donnons ici une transcription dans une orthographe restituée et sans le respect de la mise en page. S’agissant d’un écrit qui n’est pas de Kina, et que nous prenons comme exemple de formes discursives récurrentes, l’analyse du détail des formes graphiques et orthographiques n’est pas notre propos.
Nous renvoyons ici à des observations personnelles effectuées occasionnellement à Fana et à Bamako. Il faudrait poursuivre la comparaison avec les pratiques citadines de l’écrit par une enquête systématique.
Nous comptons reprendre cette question lors d’enquêtes ultérieures, en comparant ces communiqués en bambara à ceux diffusés en français sur Radio Mali.