Recettes et formules sont deux genres attestés essentiellement dans des usages magico-religieux et médicinaux. Il faut d’emblée souligner que le champ identifié comme « magico-religieux » est pluriel. Rappelons qu’il se déploie en un continuum entre deux pôles désignés en bambara comme mori, du côté de l’islam, et bamanan du côté du savoir païen, « traditionnel », que Jean Bazin décrit comme « un marché concurrentiel et tolérant » :
‘A qui souhaite pouvoir, richesse ou santé s’offrent deux voies : silamèya, l’islam, et bamanaya. D’un côté la recherche de la faveur divine par la prière (ka seli) et le sacrifice-aumône (saraka) grâce à l’intercession des « marabouts » (mori), souvent à Segu des Maraka ; de l’autre la manipulation, par la médiation d’objets puissants (boli, « fétiches ») que contrôlent soit des individus, soit des sociétés cultuelles (Komo, Nama, etc.) et par le sacrifice sanglant (ka sòn), des forces cachées du cosmos. De cet ensemble hétéroclite de représentations et de services rituels, repéré localement sous le terme de bamanaya et qui ne doit son apparente cohérence qu’à sa situation de rivalité avec les pratiques islamiques (ou réputées telles), on a donné une image certainement inexacte en y voyant avant tout l’expression d’une culture ethnique particulière (la « religion bambara ») (BAZIN, J. 1985 : 122).’Dans le cas du Mali, il est particulièrement important de souligner l’intrication des pratiques car la tradition ethnologique, depuis les travaux des administrateurs-ethnologues jusqu’à ceux de l’équipe de Marcel Griaule, a longtemps œuvré à constituer les cultures locales dans une authenticité négro-africaine exempte de trace de contact avec les cultures islamiques. Les travaux actuels se portent davantage sur les « emprunts réciproques entre islam et religion traditionnelle », comme le montre Catherine Barrière dans un article consacré aux techniques d’agression magique dans la région de Ségou (BARRIÈRE, C. 1999).
Du « magico-religieux » au thérapeutique et au médicinal les liens sont complexes. La connaissance de la flore et des usages des plantes médicinales est souvent identifiée comme relevant du pôle bamanan, et il faut noter que les spécialistes en la matière sont les devins et les chasseurs. Ces derniers sont clairement associés à des pratiques relevant de la bamananya. Quant aux devins, ils ont des pratiques mixtes. Dans son article, C. Barrière donne des exemples de pratiques magiques qui associent à l’usage de versets coraniques une plante ou un animal (op. cit.). Par ailleurs, certaines pratiques de notation des usages médicinaux des plantes s’orientent vers des modèles scientifiques ou médicaux, sous l’impulsion de la formalisation du savoir des tradi-thérapeutes initiée dans les centres urbains.
Sur notre terrain, la constellation des pratiques du domaine magico-religieux ne s’ordonne pas nettement autour d’institutions et de lieux définis. Si les pratiques religieuses de l’islam ont pour pôles les mosquées, si des lieux d’apprentissage exclusivement destinés à cette fin existent, qui sont pourvus de maîtres reconnus comme tels, d’autres lettrés musulmans exercent une influence importante et sont sollicités pour la mise en œuvre de pratiques magiques liées à l’écrit coranique sans être pourvus de titres qui les distinguent. Les spécialistes du savoir « traditionnel » ont également une présence diffuse, plus ou moins visible et reconnue socialement. L’arabe domine comme langue de référence (surtout pour les écrits religieux proprement dits, mais aussi dans les usages magiques), mais les usages sont très mixtes, faisant intervenir les trois langues de l’écrit, ainsi que des dispositifs graphiques non scripturaux (tracés de traits, graphes divers). Les quelques documents photographiés auprès des deux devins enquêtés sont des graphes magiques. Ce sont des villageois non spécialistes qui dans notre corpus notent des recettes magico-médicinales et les formules magiques.
Le corpus sur lequel nous nous appuyons est assez important, recettes et formules émaillant nombre de documents recueillis. Nous disposons de 61 recettes et formules distinctes 384 (p = 24, s = 11). Cependant, la difficulté de ces écrits est grande, beaucoup d’obscurités demeurant dans la compréhension de textes qui par nature sont cryptiques 385 .
Nous n’avons compté qu’une fois les recettes recopiées sur plusieurs cahiers et carnets par Mamoutou Coulibaly (4 sont recopiées une fois, une l’est deux fois).
Dans le contexte des entretiens ou des commentaires de cahiers, je n’ai pas questionné les scripteurs sur leurs usages de ces textes, les laissant commenter ce qu’ils souhaitaient et s’arrêter à leur guise. L’étude approfondie des recettes dans la perspective d’un travail sur les modes de scripturalisation des savoirs est un champ de recherche qui mérite d’être explorer en collaboration avec des ethnobotanistes d’une part, des arabisants de l’autre.