2.4.3.2. La recette, genre graphique vs la formule, transcription de l’oral ?

On peut dans un premier temps distinguer recette et formule comme suit.

Une recette est une prescription indiquant l’usage et les modalités d’administration d’un ou plusieurs éléments, le plus souvent végétaux. Elle recouvre ce qui sur notre terrain est désigné comme « médicament traditionnel » (bamananfura). Notre propos porte exclusivement sur les recettes médicinales ou magiques, seules présentes dans notre corpus, à l’exception de recettes culinaires attestées seulement dans le bloc-notes de l’institutrice. Le genre de la recette est l’un des genres graphiques retenus par J. Goody dans La raison graphique (GOODY, J. 1979 [1977]). Il l’analyse au chapitre 7 en montrant qu’elle est, plus que simple énumération d’ingrédients, prescription d’actions à réaliser. Ce trait rend la recette disponible pour l’expérimentation par d’autres. Pour J. Goody, la forme écrite confère à la recette le statut d’objet destiné à être mis en série et classé. Le même type de réarrangement des données y est à l’œuvre que celui analysé à propos des listes en général. Mais de plus, les recettes étant des textes d’ordre prescriptif, elles invitent à une mise à l’épreuve des connaissances, ce qui ouvre la possibilité d’enrichir et de corriger la recherche par des commentaires et des additifs, de constituer des corps de savoir. Dans cette perspective, J. Goody associe la recette à un mode d’apprentissage dégagé de toute relation personnelle. En prolongeant les analyses de J. Goody, on peut assigner à l’écriture un rôle d’objectivation, en définissant ce concept comme une décontextualisation qui rend l’écrit disponible à l’usage pour tout lecteur possible.

Une formule (kilisi)est un énoncé efficace dans un contexte donné 386 . Nous désignons par « formule » exclusivement des formules magiques, là encore en référence aux usages locaux. Notons que ce terme peut dans d’autres contextes désigner des genres hautement scripturalisés, telle la formule mathématique. Cependant, dans l’usage que nous retenons, on peut signaler d’emblée les liens forts avec des contextes oraux. Comme le souligne Tzvetan Todorov, « la magie n’est pas un énoncé mais une énonciation » (TODOROV, T. 1973 : 41) 387 .

Plutôt que de poser que l’écrit en tant que tel décontextualise, il nous semble intéressant d’observer les pratiques par lesquelles la formule écrite est recontextualisée par un ensemble d’indications précisant les circonstances de son usage (contexte d’énonciation et gestes à accomplir), ainsi qu’éventuellement la source de cette formule (la personne qui l’a confiée au scripteur). Quant à sa forme même, la formule a des propriétés discursives singulières liées à son contexte d’usage premier qui est la profération T. Todorov relève sur ses exemples européens la récurrence des structures parallèles (ibid. : 58), qui est également forte dans les formules de notre corpus. Ces différents traits font que les formules ne semblent pas se prêter aussi évidemment que les recettes à une mise en forme écrite.

On peut toutefois remarquer que ces deux genres sont souvent associés dans les cahiers. Le mélange entre formules magiques et recettes médicinales est attesté dans d’autres contextes. La consignation de recettes qui empruntent aux registres médicinaux, religieux et magiques fait partie des usages de l’écrit attestés dans la France rurale du début du XXe siècle, comme le montre l’édition commentée du « cahier de secrets » d’un guérisseur languedocien proposée par Jacques Lacroix (LACROIX, J. 1970). Ce cahier a appartenu à un guérisseur né en 1883 dans l’Aude, mort en 1942 dans l’Ariège. Cet « endevinaire » selon le terme occitan qui signifie « guérisseur, devin » a exercé toute sa vie le métier d’ouvrier agricole itinérant, s’interrompant seulement pour son service militaire et la Première Guerre mondiale. Notons qu’il est bilingue puisqu’il parle languedocien et français méridional. Voici la description que J. Lacroix donne de ce cahier :

  • Cahier de 367 pages, dont 78 pages blanches soit :
    • le livre de comptes : 248 pages
    • le texte occitan de deux pièces de théâtre : 11 pages
    • le « cahier de secrets » proprement dit : 30 pages (LACROIX, J. 1970 : 12)
  1. Remarquons ici que J. Lacroix utilise toujours l’expression « cahier de secrets » ou « cahier des secrets » entre guillemets, sans préciser s’il s’agit d’une dénomination du chercheur ou si cette expression est attestée dans les entretiens menés auprès de personnes ayant connu le guérisseur. Pour notre part, sur notre terrain, si l’expression générique de « gundo sεbεn » (écrit secret) est attestée, nous n’avons pas rencontré le terme de « cahier de secrets ». De plus, même si ici la séparation entre les genres d’écriture apparaît nette (trois parties consacrées à des écrits très différents), il nous semble problématique d’isoler ainsi une partie de l’écrit et de la baptiser cahier ; pour notre part, nous aurons le souci de conserver comme unité d’analyse le cahier dans son entier : la prise d’écriture à la marge, ou à la suite d’un cahier consacré à autre chose, est un objet d’analyse important, sur lequel nous reviendrons dans la 3ème partie. On peut regretter également que l’auteur n’ait pas travaillé à proprement dit la question des langues de l’écrit, du moins dans cet article (

    Notons toutefois qu’un article postérieur du même auteur, écrit avec D. Fabre, est consacré à la question du plurilinguisme dans la littérature occitane (LACROIX, J. 1970). Nous y reviendrons en 3ème partie.

    )
    , puisqu’il se contente de préciser que :
‘les « secrets » constituent en 30 pages d’écriture de 35 lignes environ rédigées en un « sabir » mêlant le languedocien et le français méridional (mis à part les textes n°4 et 34 entièrement en languedocien, dans une graphie phonétique) (ibid.).’

Nous avons quant à nous mis cette question du plurilinguisme à l’écrit au centre de notre analyse, et nous proposerons (cf. infra 3.2.) des outils de description et une analyse des mélanges de langues dans les cahiers. Ces réserves émises, ce document est un témoignage précieux, et un point de comparaison intéressant pour nous, même si nous ne possédons pas dans notre corpus un écrit comparable émanant des devins. L’analyse des recettes de notre corpus peut cependant s’éclairer d’une comparaison avec les modes de notation des recettes de l’endevinaire languedocien.

Le cahier propose une série de textes dont l’unité tient selon J. Lacroix à ce « qu’il s’agit presque toujours de guérison ». Cependant on y trouve une grande variété de styles, qu’en dernière instance il faudrait sans doute rapporter à des modèles (des lectures ?) hétérogènes. L’opposition majeure apparaît entre d’une part des formules descriptives nourries de vocabulaire médical, ainsi le texte n° 72 :

‘Belladone ’ ‘dans toute la France narcotique s’emploie dans les’ ‘névralgies (op. cit. : 44) ’

et d’autre part des formules « magiques », dont l’efficace est assignée à la profération, tel le texte n° 69 :

‘pendant Pour les Vers’ ‘3 fois Vers je te commande de Te sortir’ ‘répéter du Vermissier’ ‘ Jésus - Marie - que ce mal soit conjuré (…) (ibid.).’

En l’absence de détails sur les lectures et les socialisations à l’écrit du guérisseur languedocien, il est difficile de rendre compte de ces différences, mais ces deux exemples nous montrent la coexistence de deux modèles : la note médicale qui renvoie à un corps de savoir écrit, objectivé, et la consignation (peut-être transcription de l’oral) d’une formule magique. Si ces deux textes ont une forme écrite (le second recourant à ce dispositif graphique qu’est la liste), le second présente un degré d’objectivation moindre que le premier, tant du point de vue de son contenu (une formule magique vs une définition médicale) que dans la formulation, le premier se donnant comme une vérité générale (« dans toute la France »). Il est cependant essentiel de prendre en compte dans l’analyse le fait que ces deux genres soient mêlés dans l’écrit, et que des cas intermédiaires apparaissent.

A première vue, cette répartition semble rendre compte des écrits observés, comme on peut le voir à la lecture de cette page du cahier de Madou

Doc. 8 Une recette de Madou Camara – 1. photo
Doc. 8 Une recette de Madou Camara – 2. Transcription (orthographe respectée)
Doc. 8 Une recette de Madou Camara – 2. Transcription (orthographe respectée)
Doc. 8 Une recette de Madou Camara – 3. Transcription (orthographe rétablie)
Doc. 8 Une recette de Madou Camara – 3. Transcription (orthographe rétablie)
Doc. 8 Une recette de Madou Camara – 4.Traduction
Doc. 8 Une recette de Madou Camara – 4.Traduction

Cette page comprend trois espaces distincts, séparés par le scripteur par deux grands traits horizontaux qui occupent toute la largeur de la page (marge comprise), et de volume à peu près équivalent (6 lignes d’écriture pour les deux premiers, 9 pour le dernier). Considérons tout d’abord les parties centrale et inférieure. Datées du même jour, elles consistent en deux énumérations numérotées et titrées. La première remarque que l’on peut faire porte sur la clarté de la disposition graphique de ces deux ensembles, qui contraste avec le premier (deux ensembles, dont le premier est compact). Quant au contenu, les deux titres sont des noms de tradi-thérapeutes (le premier est très connu par l’émission hebdomadaire qu’il anime sur radio Kolombada, consacrée au savoir médicinal, le second est identifié par son titre de « Professeur »).

En entretien, Madou Camara déclare transcrire les informations données à ce sujet à la radio.

AM Est-ce que tu as déjà noté des médicaments traditionnels ? MC Noté ? écrit ça ? Beaucoup, beaucoup, chaque soir j’écoute la radio Kolombada, eux ils disent et moi je note. AM Tu notes ça en bambara ? MC En bambara (K 61).’

Plus loin dans l’entretien, il commente la page de son cahier que nous analysons ici.

MC Bon, ça c’est professeur Mamadou Cissé et Daouda Diarra. AM C’est lui qu’on entend à la radio ? MC Voilà. AM Ça c’est quoi ? « Kaba » c’est pour le maïs ? MC Oui, c’est le maïs. AM C’est des médicaments ? MC Oui. Int. Je peux intervenir ? Il prend chaque céréale, maintenant la semence de cette céréale sert à quoi, le fruit même... il détaille quoi (K 61).’

La précision apportée par l’interprète est utile, qui rend compte du caractère très analytique du savoir diffusé à la radio. L’intervenant passe en revue les parties de la plante pour indiquer l’utilité de chacune d’elle. Nous en avons un exemple dans la dernière partie, sur le maïs : le 1) donne un usage médicinal de la balle de maïs (ou glume), c’est-à-dire l’enveloppe du grain de céréale ; le 2) détaille l’utilité de la fleur femelle du maïs, dans une approche qui procède par catégories descriptives de la plante.

Venons-en maintenant à la première partie, dont on peut signaler qu’elle n’a pas été commentée en entretien. Il s’agit de deux kilisi. Pour le premier, l’ouverture classique par la formule « tubismillâhi  389  » le confirme. On a pour chacun deux blocs graphiques : la formule proprement dite ; une indication marginale, qui pour le premier porte sur la circonstance de profération (formulée par l’usage d’un participe présent « en mélangeant les semences de céréales ») et pour le second indique le bénéfice attendu (« hakilidiya », intelligence, bonne mémoire, sagacité). On a bien un usage de l’espace graphique maîtrisé afin d’ordonner des informations, même s’il n’est pas aussi analytique que celui déployé dans les deux autres sections. Dans le contenu de la première formule, on peut noter la variation entre deux indications de personne : tout d’abord, le mil est désigné comme celui de « karisa », un tel, plus précisément de « nekarisa », moi un tel, alors qu’à la fin de la formule, cette indication est indexée sur le scripteur « nemadu », moi Madou. Nous reviendrons plus loin en détail sur l’appareil de l’énonciation, tel qu’il apparaît dans les formules. Cependant, nous pouvons noter dès à présent que la mention du prénom du scripteur particularise la formule, au rebours des notations faites à l’écoute de la radio, dont les énoncés sont généraux.

Cette première analyse permet de rappeler que les processus de scripturalisation ne recouvrent pas la distinction de l’« oral » comme ce qui est dit et l’« écrit » comme ce qui est inscrit. Les recettes transcrites après écoute de l’émission de radio sont le produit d’un travail d’objectivation du savoir « traditionnel ». Ce processus de mise à disposition publique, de constitution du mode de fabrication en procédure reproductible, c’est-à-dire en recette, est déjà opéré lors de la diffusion radiophonique 390 . Les recettes d’une émission sont disponibles pour une transcription qui les fait revenir à un statut d’écrit qu’elles ont déjà eu, beaucoup plus aisément que celles qui sont confiées oralement. Ces dernières, transcrites par les scripteurs, gardent souvent de leur origine orale des traits qu’il nous faut maintenant identifier.

On pourrait, au vu de ce premier exemple et en s’appuyant sur les analyses de J. Goody rappelées précédemment, proposer le tableau suivant.

Tableau 21 Formule et recette 1.
Formule Recette
Genre oral
(en amont : transcription
/ en aval : profération).
Corps de savoir écrit.
Lien fort avec le contexte,
énoncé comportant une part d’implicite importante, des référents locaux.
Ecrit décontextualisé, « objectivé »,
rendu disponible pour une appropriation par tout lecteur possible.
Usages magiques.
Transmission secrète.
Usages médicinaux, voire médicaux. Transmission publique.

Dans cette perspective, formule et recette se distingueraient par leurs usages, et surtout par leur degré de scripturalisation (et par conséquent d’objectivation) : moindre pour la formule, même écrite, maximal pour la recette savante. Ce schéma a pour lui l’évidence d’une répartition et d’une hiérarchie des savoirs : la formule magique, du côté des superstitions et de ce qu’au mieux on nommera des « savoirs » mais populaires, ne peut pas entrer dans un ordre graphique qui est rationalisation, objectivation, constitution en un corps de savoir, dont l’aboutissement est le passage du médicinal au médical. Pourtant, l’examen du détail des pratiques des scripteurs permet de souligner les limites d’un tel schéma.

Notes
386.

La distinction entre médicament et formule est attestée par l’usage linguistique, comme le montre l’exemple donné par Bailleul dans son dictionnaire à l’entrée « kilisi », formule magique : « fura ka surun ka kε tiñε ye ka tεmε kilisi kan », le remède a plus de chances d’être efficace que la formule magique.

387.

Dans l’article auquel nous renvoyons ici, « Le discours de la magie », T. Todorov souligne que l’étude du langage de la magie remonte aux analyses de B. Malinowski dans Les jardins de corail (MALINOWSKI, B. 1974 [1935]). Il inscrit sa propre réflexion dans le prolongement des travaux de J. Austin sur la performativité du langage (AUSTIN, 1970 [1962]).

389.

Cette expression est dérivée de la première partie de la formule d’ouverture dite basmala dont voici la forme complète : « Bismillâhi al-raḥmân al-raḥîm», au nom de Dieu, le Tout Miséricorde, le Miséricordieux. L’expression « bismillâhi », au nom de Dieu est une formule d’ouverture qui est employée dans des contextes religieux, d’où elle tire son origine (c’est le premier verset de la sourate d’ouverture du Coran, la Fâti|a), mais aussi dans des contextes profanes au moment de commencer n’importe quelle activité. Le « tu » qui la précède transcrit le son émis avant de la prononcer en contexte d’usage (forte expulsion d’air provoquant un battement de la langue).

390.

On peut supposer que la diffusion à la radio s’appuie sur un support écrit.