L’appareil formulaire de l’énonciation

On peut poursuivre cette analyse à partir de ces indicateurs que sont les pronoms personnels, qui relèvent de ce que Benveniste appelle « l’appareil formel de l’énonciation » (BENVENISTE, É. 1974 [1970]). Dans l’article qui porte ce titre, il traite de l’énonciation en précisant qu’il s’agit de faire de « l’acte même de produire un énoncé et non [du] texte de l’énoncé [son] objet ». La dimension centrale dans l’analyse des faits de langue devient alors celle de l’intersubjectivité : « Ce qui en général caractérise l’énonciation est l’accentuation de la relation discursive au partenaire » (op. cit. : 85). Comme le remarque Béatrice Fraenkel, cette analyse s’appuie essentiellement sur des exemples de situations orales (FRAENKEL, B. 2003). L’enjeu d’une distinction entre énonciation parlée et énonciation écrite est toutefois indiqué par Benveniste dans la conclusion de l’article, sous forme programmatique :

‘Il faudrait aussi distinguer l’énonciation parlée de l’énonciation écrite. Celle-ci se meut sur deux plans : l’écrivain s’énonce en écrivant et, à l’intérieur de son écriture, il fait des individus s’énoncer (BENVENISTE, É.1974 [1970] : 88).’

Notre propos consiste ici à poursuivre notre argumentation selon laquelle les formules, transcrites de l’oral, sont cependant mises par les scripteurs sous une forme proprement graphique, en soulignant leur maîtrise d’un jeu sur les pronoms qui suppose la pluralité d’énonciations liée à la forme écrite.

A l’intérieur des formules proprement dites, la forme déjà citée « nekarisa », moi un tel apparaît chez deux scripteurs. Ici, la formule est hautement décontextualisée, puisque la place même du sujet de l’énonciation est laissée vide, disponible pour chaque lecteur ou usager de la formule appelé à la proférer en son nom propre. La valeur personnelle du pronom de la première personne du singulier, ne est en quelque sorte immédiatement annulée par le déterminant « karisa » 401 .

Le plus souvent toutefois, la formule comprend la mention du prénom (toujours seul) du scripteur. Cette deuxième possibilité connaît une réalisation singulière, dans le cahier de Hinda Coulibaly (cahier de formation devenu un recueil de « kilisi ») 402 . Celle-ci inscrit en effet son prénom dans une casse un peu plus grande que celle du reste du texte, ce qui produit un effet visuel qui donne l’impression que le nom remplit en quelque sorte un espace laissé vacant au sein d’un texte par ailleurs homogène. On rejoint là des habitudes scripturaires magiques, attestées chez les devins, qui consistent à laisser libre la place qu’un nom viendra occuper sur un écrit (en fonction des besoins du client), et qui leur permet de travailler sur des écrits alors qu’ils ne sont que très peu alphabétisés, ou encore de travailler sur des écrits qu’ils font écrire par d’autres, se réservant le soin d’ajouter un nom ou un prénom.

Le déterminant « karisa » apparaît alors au sein de la formule pour désigner un tiers (récipiendaire dans le cas d’une formule récitée pour autrui, ami ou ennemi), ce qui signifie bien que la formule est la matrice d’usages indéfinis, puisque selon les circonstances cette place est occupée par tel ou tel 403 . Il n’est pas exclu non plus que cette notation obéisse également à une visée cryptique (permettant d’éviter de nommer sur son cahier un ennemi).

Enfin, l’interlocuteur apparaît à deux niveaux énonciatifs différents. A l’intérieur de la formule, il désigne les êtres (personnes ou puissances) à qui s’adresse celui qui la profère pour l’invoquer ou la menacer. Avant la formule, il peut intervenir dans une indication d’usage pour désigner l’énonciateur possible de la formule (dans un usage similaire au tu impersonnel de la recette de Ganda étudiée plus haut). Ainsi une formule du cahier de Lassine Traoré est introduite par l’expression : « Ib’afɔ », tu dis, le pronom « tu » renvoyant ici à son interlocuteur-lecteur. La formule se poursuit en intégrant le pronom personnel de la première personne ne. Ce pronom renvoie dans ce contexte énonciatif au locuteur désigné au départ comme i, « tu ». On mesure à travers cet exemple, la complexité du dispositif, qui requiert de la part des scripteurs une aisance dans le maniement des différents contextes énonciatifs enchâssés, que nous interprétons comme le signe d’une familiarité avec l’écrit, qui joue à plein, même dans le registre de la notation de formules.

Notes
401.

Nous suivons ici G. Dumestre qui rattache « karisa » aux déterminants (DUMESTRE, G. 2003 : 163-164). Il note toutefois, à propos d’un exemple similaire à ceux que nous analysons ici, que « kàrisa, qui équivaut à un nom propre, est en apposition au nom qui précède ; c’est cette faculté d’apparaître en cette fonction qui distingue kàrisa des autres déterminants » (ibid.).

402.

Hawa Coulibaly, (GL 4, 6ème) est née à Kina dans la grande famille Coulibaly du centre, mais vit en ville, ce qui peut rendre compte de pratiques de l’écrit particulièrement développées pour une femme.

403.

On sait que, dans le contexte sorcellaire, le moment de l’identification du sorcier, parmi les proches le plus souvent, est crucial. La formule écrite ne préjuge donc pas du résultat de cette opération, réalisée par consultation d’un devin.