2.4.4.1. Un indicateur discuté

L’histoire de l’alphabétisation s’appuie traditionnellement sur la signature comme indicateur d’alphabétisation. Il s’agit de comptabiliser sur les actes juridiques, notamment les actes de mariage, les signatures et les mentions indiquant que les personnes ne savent pas signer. Le traitement statistique permet ensuite l’établissement de cartes, comparant des taux d’alphabétisation en différentes régions, ou de chronologies de la diffusion de l’alphabétisation. Guy Astoul rappelle que cette « mesure de l’alphabétisation s’inscrit dans une longue histoire qui, depuis Colbert, a conduit les gouvernants de l’Etat français à vouloir apprécier les situations non plus en s’appuyant sur des évaluations sommaires, mais en se fondant sur des chiffres précis » (ASTOUL, G. 1999 : 108). La technique historiographique reprend donc un outil de la statistique, outil de gouvernement.

L’idée d’établir des séries statistiques à partir du comptage des signatures a été mise en œuvre dès le 19ème siècle par le recteur Maggiolo dans une enquête de grande ampleur et qui fait date dans l’historiographie (1877-1879). Nous ne reprendrons pas ici en ses détails le débat entre les historiens sur cette question, dont on trouve un bon état dans l’ouvrage de Guy Astoul déjà cité. Nous nous arrêterons simplement sur certains arguments qui nous permettront d’aborder la question de la signature sur notre terrain avec un peu de recul.

Signalons d’emblée que l’assurance avec laquelle F. Furet et J. Ozouf pouvait affirmer en 1977 dans Lire et écrire que « la capacité à signer renvoie donc bien à ce que nous appelons aujourd’hui alphabétisation » (FURET, F. & OZOUF, J. 1977 : 27) n’est plus couramment admise. On peut en effet s’interroger sur l’effectivité de la corrélation entre signature et alphabétisation, et ce à plusieurs niveaux.

Tout d’abord, on peut se demander si toutes les personnes alphabétisées sont effectivement « signantes ». Répondre à cette question requiert que l’on distingue lecture et écriture, trop souvent confondues depuis que leur apprentissage scolaire moderne est conjoint. Comme nous l’avons déjà indiqué, Roger Chartier a souligné que pour l’Europe du 18ème siècle l’apprentissage commence par la lecture et de nombreux hommes n’ayant connu que quelques années d’école sont capables de lire, non d’écrire (CHARTIER, R. 1985).

Le cas inverse, savoir signer sans savoir écrire est également attesté. Ainsi, B. Fraenkel, citant J. Meyer (MEYER, J. 1970 : 336), rapporte que l’on trouve « sur certains actes de mariage en Bretagne des mentions comme : "a déclaré savoir signer, mais ne le pouvait, n’ayant pas son modèle" » (FRAENKEL, B. 1992 :156).

Au-delà de ces cas où signer et lire et/ou écrire apparaissent comme deux aptitudes distinctes, B. Fraenkel souligne que les historiens de l’alphabétisation se sont heurtés à un problème d’identification de certaines inscriptions comme signatures. Elle critique la tendance qu’ont eu certains de ces historiens à ériger en modèle la signature reprenant l’écriture alphabétique du nom : « L’alphabétisation des signatures apparaît ici comme l’aboutissement de ce que les signataires auraient toujours cherché à faire, sans y parvenir cependant, par manque d’instruction » (op. cit. : 157). A propos des marques non-alphabétiques, souvent considérées par les historiens comme indicateurs de l’analphabétisme, elle rappelle que certaines sont identiques à des seings de clercs. Dans la perspective anthropologique qui est la sienne, B. Fraenkel propose une histoire de ce signe qu’est la signature qui l’intègre à l’histoire d’un ensemble de signes de validation, et l’articule à la question des formes historiques et sociales de l’identité.

Il faut à tout le moins, être attentif à trois éléments du contexte socioculturel : la nature du document à signer ; le contexte institutionnel de la signature ; la signification culturelle de l’acte de signer. Concernant les deux premiers points, Guy Astoul remarque que « le phénomène que l’on peut constater d’une baisse du nombre des signatures lors des actes de mariages, au début du XIXe siècle, dans les registres de l’état civil, n’est certainement pas dû à une diminution de l’alphabétisation mais à une nouvelle manière de faire signer à la mairie où graduellement ne signent que les personnes qui sont capables d’écrire » (ASTOUL, G. 1999 : 112). Un document est souvent présenté à signer sous le contrôle d’une autorité locale qui peut éventuellement préjuger de l’aptitude à signer de la personne qu’elle a face à elle. Quant au second point, la signification culturelle de l’acte de signer, il évoque la nécessité de « réfléchir aux attitudes collectives dictées par le respect des traditions juridiques et religieuses » (op. cit. : 117), mais sans développer cette approche.

Nous allons pour notre part proposer quelques éléments de mise en contexte du geste de signer sur notre terrain.