Le privilège à la signature manuscrite

Une fois ces précisions apportées, on peut aborder la question de la différence entre les deux modes de signature. Dans la perspective d’un premier repérage de la signature, une approche quantitative peut être envisagée. L’Encadré 14 rapporte un décompte, réalisé lors d’une enquête effectuée en 2001 dans des caisses de la banque paysanne Kafo Jigin ε w 405 , sur des documents donnés à signer aux sociétaires. Les résultats obtenus ici doivent être interprétés à la lumière des réserves émises par historiens et anthropologues quant à la technique du décompte des signatures.

Le principal problème est qu’en l’absence d’observations systématiques, notamment auprès des gérants, on ne peut dans le choix de l’une ou l’autre forme de signature faire la part de ce qui relève de la compétence scripturale et de l’injonction du gérant à faire un choix.

J’ai eu par exemple l’occasion d’observer, à Konséguéla, la scène suivante : deux paysannes arrivent à la caisse, qui est physiquement protégée par des barreaux. Sans leur demander si elles savent écrire ou non, la gérante leur indique l’encre (celle utilisée pour les tampons), puis tient fermement leur doigt pour le placer sur l’encre puis sur la feuille de papier 406 .

Il faut donc nuancer les résultats produits en précisant que le choix de l’empreinte ou de la signature écrite est le produit de l’interaction entre gérant de caisse et sociétaire. La domination de l’empreinte en milieu rural est ainsi due à la fois aux compétences scripturales moins développées et au contexte de la signature.

Par ailleurs, il serait abusif d’extrapoler ces résultats à l’ensemble de la population. La population des sociétaires n’est pas représentative de l’ensemble de la population : parmi ceux-ci, on trouve pour l’essentiel des hommes - même si Kafo Jigin ε w se propose de favoriser l’accès des femmes au micro-crédit à travers des programmes spécifiques - pour la plupart des chefs de famille, parmi les plus aisés. Tous ces critères suggèrent qu’il s’agit là d’une population plus alphabétisée que la moyenne.

Il ressort tout de même une opposition entre situations urbaine et rurale, à nuancer par le fait qu’à la caisse dite « urbaine » de M’Pessoba viennent aussi des villageois des alentours, issus des villages ne disposant pas de caisse, et qui profitent de la foire hebdomadaire pour régler leurs comptes. Cependant, il y a aussi des citadins, ce qui n’est pas le cas de ces bourgs ruraux, loin de l’axe routier goudronné Bamako - Ségou, que sont Konséguéla et Karagouana. On constate que la caisse urbaine est la seule des trois où la signature écrite domine, l’empreinte étant largement majoritaire dans les deux caisses rurales (plus du triple des signatures écrites à Karagouana ; près du double à Konséguéla).

Encadré 14 Signature écrite ou empreinte ? Problèmes méthodologiques d’un décompte

Ce décompte permet de donner une idée de la place relativement équilibrée des deux modes de signature dans un des contextes où ce choix est libre, mais ses insuffisances suggèrent que l’analyse doit être poursuivie par une approche ethnographique.

Si l’on revient à Kina, la plupart des enquêtés qui ont l’occasion de signer sont des hommes, et en raison du dispositif d’enquête centré sur des personnes lettrées, ce sont des hommes alphabétisés. Ils répondent tous préférer la signature manuscrite à l’apposition de l’empreinte. La signature manuscrite est bien associée à la compétence. Les justifications varient, certains s’en tenant au fait qu’il s’agit d’un goût personnel (« Signaturedekadineye », C’est la signature [manuscrite] que je préfère, Karamokho Coulibaly, K 17). Cependant, dans l’ensemble les enquêtés se rejoignent dans l’affirmation qu’il y a ce qu’on peut appeler en reprenant une expression de Pierre Bourdieu un « profit de distinction » à signer par écrit quand on le peut.

Sirima Camara évoque à propos de sa préférence pour la signature manuscrite le fait d’être instruit : « n’iyekalankε » (si tu es instruit, K 16). Baïné Traoré, secrétaire d’AV, souligne la différence entre sa signature écrite et les empreintes des producteurs, telles qu’elles apparaissent sur les reçus lors du paiement du coton :

AM Ah tu as signé ici ? Int. Nin ye i nɔ ye ? BT Mmm (assentiment). Int. C’est lui. AM Et les paysans ils signent ou ils mettent leur doigt ? Int. Ko cikεlaw bε signeni kε wa ou bien u bε u bolonɔ de bila ? BT U b’u bolo de bila. Int. C’est le doigt. AM C’est parce que ils ne savent pas signer ou parce que c’est mieux d’apposer son doigt ? Int. U tε se signature la ou bien o de ka di u ye ? BT U tε se dε ! Int. Ils ne savent pas signer. BT Mais dɔw bε se, minnu bε se signature la, u b’o kε biki la, mais minnu tε se u bε bolo da.’ ‘ Traduction : ’ ‘ AM Ah tu as signé ici ? Int. C’est ton écriture ? BT Oui. Int. C’est lui. AM Et les paysans ils signent ou ils mettent leur doigt ? BT Ils apposent leur empreinte. AM C’est parce qu’ils ne savent pas signer ou parce que c’est mieux d’apposer son doigt ? BT Ils ne savent pas signer ! Quelques-uns y arrivent, ils le font au bic, mais ceux qui ne savent pas apposent leur doigt. (K 16 - trad. de l’interprète omises).’

Sur les reçus conservés par l’AV, l’opposition entre la signature, systématiquement manuscrite, du secrétaire d’AV, et la signature du producteur, qui est généralement une empreinte, apparaît visuellement très nettement. On peut donc conclure que la signature manuscrite s’impose comme un attribut du lettré.

Notes
405.

Pour une présentation de ce réseau, soutenu par des ONG, on peut se référer au document suivant : (PAUGAM, M. & LEBÈGUE, C. 1998).

406.

Observation du 19/09/2001 à Konséguéla. Il ne s’agissait apparemment pas de connaissances de la gérante.