Marquer ses bêtes

Avant de clore cette étude des manières de signer, il faut évoquer une pratique d’identification qui concerne essentiellement le bétail. Nous poserons ici la question du lien entre cette pratique et les formes de signature observées.

Comme nous l’avons indiqué en 1ère partie (1.1.4.2), si la possession de bétail est partagée, elle relève cependant de traditions plus ou moins anciennes selon l’origine familiale (notamment selon qu’il s’agit d’une famille d’éleveurs ou non), qui ont un usage différencié de la pratique de la marque.

On peut distinguer trois types de marques : les marques non-alphabétiques (étoiles, flèches, etc.) ; les marques inspirées de la graphie arabe ; les combinaisons de lettres majuscules de l’alphabet latin (en général, les initiales du propriétaires).

Les petits ruminants ne sont pas marqués, certains portant une entaille à l’oreille pour identification.

Sur cette question, un entretien avec un chef de famille peul m’a permis de recueillir quelques informations, qui ne constituent en aucun cas une enquête exhaustive sur le sujet 407 . Selon Issa Diallo, la répartition des marques est claire : les Peuls font usage de l’arabe et des signes, les Bambara des initiales, désignées comme « du français » (« bamananwtayetubabukanye », les Bambara ont recours au français). Nous n’avons pas pu éclaircir la question de l’ancienneté des marques parmi les Peuls, mais Issa Diallo (né à Kina, 51 ans lors de l’entretien) dessine celle de son grand-père, ce qui suggère un usage remontant au moins à plusieurs décennies. Quant à la sienne, qu’il tient de son père, il s’agit d’un signe qui reprend la graphie arabe du nom du prophète « Mahammadou ». Nous n’avons pas réussi à comprendre en quoi cette marque, a priori fort banale, pourrait être un moyen d’identification des bêtes « jusqu’en Côte-d’Ivoire », comme le soutient Issa Diallo. Deux hypothèses sont possibles : soit un aspect du tracé la singularise de toute autre marque inspirée du nom du prophète ; soit l’identification s’effectue en combinant la marque et d’autres caractéristiques du bovin. Lors des avis de pertes diffusés à la radio, on constate que les descriptions des bovins peuvent être d’une grande précision, en bambara, et a fortiori dans la langue peule, dont on sait qu’elle dispose d’un vocabulaire extrêmement précis en la matière. La connaissance des marques est le fait des jeunes qui gardent et convoient les troupeaux. Aucun recueil écrit de marques, manuscrit ou imprimé, comparable à ceux disponibles dans les régions pastorales françaises - par exemple le Llibre de conllochs cité par D. Fabre (FABRE, D. 1993b) - n’est connu.

Les marques des chefs de famille non peuls, désignés ici comme « bambara » par Issa Diallo, mais qui s’identifient eux-mêmes plus volontiers comme « maraka », sont pour l’essentiel leurs initiales, même si certains utilisent des signes non-alphabétiques (par exemple un cercle souligné d’un trait pour Badugutigi). D’après Demba Coulibaly cet usage s’est répandu via la CMDT 408 . Il en a appris l’usage lors de sa formation à l’IRCT en 1972, et explique sur le ton de l’évidence : « Moi je suis Demba Coulibaly, j’ai DC, D représente Demba, C représente Coulibaly ». Il date la généralisation de leur usage au village d’une quinzaine d’années, soit de la fin des années 1980. Lui non plus n’a pas entendu parler de cahiers de marques.

La question de l’écriture des marques mérite d’être reprise à plus large échelle, en étudiant plus particulièrement les pratiques des pasteurs. Il faudrait explorer plus avant l’hypothèse selon laquelle les marques des bêtes s’inscrivent dans une tradition ancienne d’écriture, comme dans le cas des bergers pyrénéens étudiés par D. Fabre. Notons qu’à propos des Peuls, dont le mode de vie se caractérise par un nomadisme, sinon toujours pratiqué, du moins revendiqué, l’enquête devrait dépasser le cadre d’une étude centrée sur un village, et approfondir la question des pratiques de l’écrit en arabe.

Par ailleurs, même si elle est récente, la pratique en vigueur parmi les agriculteurs convertis à la culture attelée d’apposer leurs initiales sur les bêtes entre en résonance avec d’autres types d’inscriptions. Les murs des cases, en torchis, comportent parfois des noms et une date gravés au moment de la construction ou de la réfection de la case. Quelques objets marqués ont également été observés (charrette, baril) qui émaillent l’espace de la concession ou du village de quelques traces, rares mais visibles, d’écrit. Les cahiers, nous le verrons, comportent de nombreuses notations d’initiales similaires à ces marques.

Notes
407.

Entretien non enregistré du 24/07/2003, avec Yaya Diallo. L’entretien a eu lieu dans le quartier du centre à Kina (donc pas au domicile de l’intéressé) et en bambara, langue que comprend Yaya Diallo sans que ce soit sa langue première.

408.

Entretien non enregistré du 27/07/2003, au domicile de Dramane Coulibaly, en français et bambara.