Jouer sur les formes

Dès cet exemple, on voit que s’exercer à signer, c’est retirer à la signature toute sa force, puisqu’on signe un document sans valeur. Ce geste ouvre la voie à des pratiques de détournement plus affirmées.

L’exemple le plus frappant est le « disque-demande » produit par Moussa Camara 409 . Nous avons évoqué plus haut ce genre de courrier à la radio qu’est la demande de dédicace de morceaux de musique. Ici, il s’agit visiblement d’un brouillon, qui comporte plusieurs ensembles textuels, dont au bas du verso le texte d’une demande de dédicace.

Doc. 12 Tampon-signature de Moussa Camara

La partie qui nous intéresse débute par le nom du scripteur, suivi du prédicat de parole « ko » et d’un énoncé qui est le contenu de sa demande :

‘Moussa Camara ko a bè oumou Sangaré ka laban Demande’ ‘ Traduction : ’ ‘Moussa Camara dit qu’il demande le dernier [morceau] d’Oumou Sangaré’

Suit une liste, déployée en une colonne, de six de ses amis (trois garçons et trois filles), à qui il souhaite dédicacer ce morceau. Ces personnes sont identifiées de manière diverses, soit par prénom, nom et lieu de résidence, soit plus familièrement (« SiraTouréniankotenen », Sira Touré, dite T é n i n). A la fin, et commençant dans la marge, une formule analogue à l’ouverture, « demande » un autre morceau (cette fois le nom du groupe et le nom de la cassette sont donnés). Enfin, ce texte est clôt par une signature qui prend trois formes distinctes, comme on le voit au bas du document inséré (Doc. 15).

A droite figure l’écriture du nom. Au centre, l’imitation d’un tampon, constitué par l’écriture circulaire du nom du scripteur et de celui du village, qui entoure la formule « signé + nom du village ». A droite, dans la marge un paraphe formé sur la majuscule cursive M, l’initiale de son prénom.

Ce dispositif combine recherche esthétique et détournement des formes administratives de validation (cachet, paraphe, signature) qui les ramène à leur valeur icônique. Cet exemple, singulier, nous semble tout de même démontrer la dimension ludique des écrits privés de certains scripteurs : ceux qui sont passés par l’école et dont la socialisation scolaire comprend sans doute des écrits parascolaires, où s’exerce un jeu sur les modèles enseignés.

Un exemple de tels écrits est le « cahier des souvenirs » de Ganda Camara décrit plus loin (cf. infra 3.3.2.3). Il s’agit d’un ancien élève de l’école de Kina, étudiant, interrogé à Bamako, qui a le même âge que Moussa Camara. Dans ce cahier aussi on trouve un cas de signature, au bas d’un texte qui prononce des vœux à l’occasion du mariage d’une de ses amies (Annexe 6, cahier 5, p. 5). La date et l’heure du mariage sont rappelées, comme sur un faire-part. Puis une bénédiction est formulée : « Que Dieu leur donnent une longétivité la prospérité, la concorde et de l’enfant à leur mariage. Bon mariage. Merci. G. ». Notons que le terme « merci » prend déjà la forme d’une signature (effet que l’on retrouve dans de nombreuses pages de ce cahier, cf. Annexe 6, l’ensemble de ce cahier).

Notes
409.

S’agissant d’un document sans caractère confidentiel (la demande de dédicace est destinée à être diffusée à la radio), nous prenons la liberté d’insérer la photo de cet écrit en n’anonymisant que la village. L’anonymisation conjointe du nom du scripteur et du nom du village, par floutage, rend en effet ce document peu lisible et lui fait perdre sa valeur esthétique, qui est ici est centrale pour l’analyse. Par souci de cohérence, nous n’indiquons toutefois pas de quel enquêté (identifié par son pseudonyme) il s’agit. Précisons simplement qu’il s’agit d’un ancien élève de l’école bilingue, qui a atteint al classe de 6ème.