2.5. Conclusion de la 2ème partie

Au terme de cette 2ème partie, l’appropriation de l’écrit, redéfinie comme un jeu sur les modèles et les normes scripturaux, apparaît en cours sur le terrain étudié. Les modèles agricoles, administratifs et scolaires, sont réinvestis dans des domaines plus personnels. Des formes graphiques récurrentes (comptes, liste, formule, etc.) sont reprises, parfois détournées, dans des pratiques de l’écrit à soi. Celles-ci ressortissent à des sphères du privé dont elles contribuent à objectiver l’existence. Ainsi, l’écriture n’est pas seulement « entre » public et privé, mais joue un rôle actif dans la redéfinition de cette frontière, dans le contexte des transformations socio-économiques que connaît la zone cotonnière (notamment le morcellement croissant des exploitations).

La question de la définition de l’ensemble des pratiques observées, désignées ici comme des écrits à soi, continue toutefois de se poser. Cette catégorie recouvre un continuum, entre écrit de travail, écrit aide-mémoire et chronique personnelle. Pour mieux saisir l’unité de cette diversité d’usages, il faut se reporter au contexte d’usage, d’écriture, et à la manipulation de l’objet qui est apparu comme central : le cahier.

La variété des pratiques étudiées rend également compte du fait que cette appropriation est partagée, mais selon des modalités différenciées selon les scripteurs. Nous avons observé dans cette 2ème partie, du côté des pratiques d’écriture, la traduction des transferts de compétences étudié dans la 1ère partie, par lesquels nous avions alors défini l’appropriation. En effet, c’est parce qu’ils sont à même de réinvestir des compétences scripturales dans des contextes distincts de celui dans lequel elles ont été constituées, que les scripteurs peuvent s’écarter des modèles et des normes qui leur ont été proposés lors de leur formation. A ce point, se font également sentir les effets des socialisations plurielles à l’écrit décrites en 1ère partie (migrations en contexte urbain, socialisations professionnelles à l’écrit) : la pluralité des expériences de l’écrit peut inciter à de tels déplacements. Les pratiques répétées sont aussi un lieu où s’expérimentent et où se cristallisent des formes individualisées d’écriture (nous l’avons vu à propos des listes de courses).

Ces deux dimensions de l’appropriation que nous avons définies (l’appropriation comme transfert de compétences scripturales - et de dispositions liées aux usages de l’écrit - ; l’appropriation comme variation sur des normes et des modèles scripturaux) apparaissent de la 1ère à la 2ème partie comme deux voies parallèles pour observer la pluralité des pratiques de l’écrit : la 1ère partie s’attache à décrire des trajectoires individuelles qui amènent certains villageois à être confrontés à des expériences multiples de l’écrit ; la 2ème partie considère le résultat de ces socialisations plurielles à l’écrit, en observant la manière dont s’organise l’ensemble des pratiques.

Le choix de prendre pour objet, dans notre dernière partie, les cahiers, nous permettra de proposer une articulation plus étroite de ces deux dimensions de notre problématique. En effet, les cahiers que nous étudierons dans cette 3ème partie sont des objets tenus par un seul scripteur. A cette échelle, l’articulation entre une trajectoire singulière et un éventail de pratiques devient pertinente.