3.1. Le cahier est-il un genre ?

La 2ème partie a permis de prendre la mesure de la diversité des pratiques de l’écrit attestées à l’échelle d’un village, qui se déclinent dans une variété de types de texte 410 . Au terme de ce parcours, on pourrait penser que ces types de texte se distribuent, sinon selon les scripteurs, du moins selon des contextes et des supports d’écriture distincts. L’étude des cahiers montre qu’il n’en est rien. Nous allons partir de l’observation et de la lecture d’une double page d’un cahier afin de rendre compte de la difficulté à appréhender cette variété, apparemment irréductible (Doc. 19) 411 .

Il s’agit d’un extrait d’un cahier tenu par un membre de l’AV d’un village voisin de Kina 412 . Modou Fomba a 32 ans au moment de l’enquête, il est trésorier de l’AV de son village, pour laquelle il tient d’autres cahiers. Non scolarisé, il a suivi les sessions d’alphabétisation organisées dans son village.

Pour décrire ce document, nous pouvons partir des zones de texte les plus denses, situées au bas des deux pages. Elles comprennent la liste de 9 dates de naissance d’enfants de 5 femmes désignées par leurs prénoms ou des termes d’adresse familiers. Cette liste est globalement chronologique, se déployant de haut en bas, et de la page de droite à la page de gauche. La chronologie concerne ici les dates notées, mais pas nécessairement le temps de l’écriture. Les deux premières notations fournissent tout de même un indice en ce sens, puisque l’on a d’abord la date d’accouchement de Maa, en 1994, suivie après un tiret moyen, d’une autre date concernant toujours Maa, en 1996. A la ligne, apparaît une première date d’accouchement de Sita, pour 1995, suivie après deux tirets, et dans une autre encre, d’une autre date, précisant qu’il s’agit de sa seconde grossesse (« Sitakɔnɔna 2 »), en 1997. Il semble ici que le scripteur ait ajouté à la suite de premières notations (Maa en 1994, Sita en 1995) les dates de naissances ultérieures. Sur cette première page, les notations sont irrégulières. Elles comportent systématiquement le jour de la semaine en bambara et l’année en chiffres romains ; en revanche, le mois et son quantième se réfèrent de manière variable au calendrier officiel (le calendrier grégorien) ou au calendrier lunaire (le calendrier « bambara »). Notons qu’il s’agit toujours d’énoncés complets, de la forme « telle femme a accouché le tant ». Sur la page de gauche les notations sont beaucoup plus régulières, indiquant la date dans le calendrier officiel en détail et en chiffres, puis la concordance dans le mois bambara selon un procédé de traduction-transposition que nous avons décrit plus haut (cf. supra 2.4.1.2). Ici l’opérateur de la transposition est discursif, il s’agit de l’expression « n’obεnnafarafinkalotile 413  », ce qui correspond dans le mois africain au jour…).

Quand on s’attache au reste du document, la description est beaucoup moins aisée, le repérage d’unités étant moins évident. Sur la page de gauche, on voit figurer tout d’abord des ensembles numériques, divisions et additions. Le total de l’addition qui figure au plus près du centre est commenté ainsi : « somme d’argent de l’impôt » (« nisɔngɔwarihakε »). Suit une autre date d’accouchement, au sein d’un énoncé. Puis une date est notée, celle du 13 avril 1997, sans commentaire (il s’agit de la date des élections législatives). Enfin, on repère une notation difficile à décrypter (« enfanselisiadamajara », peut-être une référence à Adama Diarra, Directeur du Fonds de Solidarité Nationale, une organisation qui œuvre en faveur des enfants ; dans ce cas, il pourrait s’agir d’une information diffusée à la radio). Dans la partie supérieure de la page de droite, on repère 3 ensembles textuels. Les deux premières lignes consignent la date de début de travail d’un pasteur peul dans le calendrier officiel, avec son équivalent dans le calendrier lunaire (comme on l’a vu chez Demba Coulibaly). Dans la marge, deux notations succinctes : le coût de la réparation d’un vélo, le montant donné au pasteur peul. Enfin, deux lignes qui s’étalent sur toute la largeur de la page, marge comprise, consistent en un relevé de superficies emblavées : 5 ha de coton, 10 ha de mil, etc.

Si l’examen du détail des notations permet de repérer une structuration graphique de la page d’où émergent des ensembles plus ou moins cohérents, le sentiment d’un certain désordre demeure, renforcé par la présence de griffonnages dans la marge supérieure (gribouillis pour faire venir l’encre d’un bic, exercices de tracé de lettres). Dates de naissance, dates d’événement, comptes familiaux ou villageois, aide-mémoire agricole… : des notations variées coexistent sur la même double page d’un cahier. La question à laquelle nous nous proposons de répondre dans ce premier chapitre est la suivante : en quoi la considération du support du cahier et de ses usages permet-elle de rendre compte de cette diversité ?

Nous avons choisi ici un des écrits dont la structure est la moins évidente, produit par un scripteur parmi les moins lettrés des enquêtés. Ce qui apparaît ici de manière flagrante à l’échelle d’une double page est tout de même caractéristique de l’écriture des cahiers, sinon pris page à page, du moins considérés dans leur ensemble.

L’enquête procède d’un étonnement face à ces écrits, qui dans un premier temps semblent rétifs à l’analyse. Le détour par d’autres traditions lettrées permet toutefois de réduire l’étrangeté en soulignant la proximité avec d’autres pratiques.

Notes
410.

Nous utilisons ce terme dans son acception la plus large, qui renvoie à la fois à des domaines (le champ magico-religieux, les écrits du travail agricole, etc.) et à des genres (les formules, les listes, etc.).

411.

Pour faciliter la lecture de notre commentaire, nous donnons ce document également à la fin de l’Annexe 6, dans le second volume, ce qui permet de l’avoir sous les yeux au fil de la lecture.

412.

Nous nous y sommes rendue afin de rencontrer une ancienne élève du village de Kina qui y est mariée, nous avons saisi l’occasion d’y rencontrer deux lettrés.

413.

Nous donnons les transcriptions en orthographe rétablie, on se référera à la page 3 de son cahier (Annexe 6, cahier 2) pour l’orthographe originale.