3.1.1.1. Les livres de raison

Pour Madeleine Foisil, les livres de raison relèvent, aux côtés des Mémoires et des journaux, du genre de l’écriture privée de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècle (FOISIL, M. 1986). Elle renvoie aux définitions données par Furetière dans son Dictionnaire, dont on peut citer ici le passage concernant le livre de raison :

‘Livre de raison est un livre dans lequel un bon mesnager ou un marchand escrit tout ce qu’il reçoit et despense pour se rendre compte et raison à luy mesme de toutes ses affaires (Furetière, cité par Foisil, op. cit. : 332).’

Madeleine Foisil, éditrice du Journal de Gouberville, propose une caractérisation intéressante de ce genre (FOISIL, M. 1981). Le trait principal qu’elle retient est l’appréhension fragmentaire du temps, liée à une écriture au jour le jour. Elle y voit une source documentaire sur la vie privée, dans son articulation forte avec des actes publics. Mais elle souligne, reprenant une proposition de Philippe Ariès, l’absence de distinction nette entre espace privé et espace public (op. cit. : 340). Ce point nous semble très important pour appréhender tous les écrits étudiés, et en particulier les cahiers.

Ce n’est pas dans le Journal de Gouberville ou dans les autres textes cités dans cet article, qui font figure d’exceptions par le luxe des détails, que nous trouvons des écrits semblables à ceux recueillis sur notre terrain, mais dans d’autres que Madeleine Foisil hésite à intégrer à l’ensemble étudié :

‘La densité, le volume, la durée des plus exceptionnels d’entre eux ne doivent pas faire illusion : un grand nombre d’entre eux se réduisent à quelques feuillets vite négligés, tôt abandonnés ; d’autres encore sont plus proches de la chronique villageoise, enregistrant baptêmes, mariages, décès et petits événements de la vie locale, tandis que le for du privé reste totalement secret. Le document est sec dans sa structure même, qu’il soit dense ou bref : sécheresse de la forme, sécheresse de l’expression sensible, absence de narration, absence de confidences (op. cit. : 335).’

Nous pouvons dès lors nous interroger sur la caractérisation générale (et générique) proposée d’emblée par M. Foisil de l’ensemble de ces écritures du privé comme écritures « du for privé » 415 . Une catégorie qui conduit à écarter une grande partie de la production ne semble en effet pas satisfaisante. Pour notre part, nous avons insisté sur les difficultés à délimiter le champ du « personnel », ce qui nous amène à la plus grande prudence pour définir le genre des cahiers « à soi ».

Nous avons rencontré des textes plus proches de ceux recueillis sur notre terrain dans les livres de raison et de comptes provençaux édités et traduits par Marie-Rose Bonnet, datant de la fin du XIVe au début du XVIe siècle (BONNET, M.-R. 1995). Par exemple, le livre de raison de Jean de Barbentane comprend des indications liées à ses affaires (loyers, dettes contractées ou prêts consentis, énumérations d’articles achetés, voyages…) mais aussi à sa famille, ainsi qu’une prière en latin (f° 36 v°) et une recette pour fabriquer un savon (f° 32 v°). Le caractère ambivalent du livre, entre public et privé, apparaît dans les formules qui introduisent de nombreuses notations « tout le monde doit savoir » ou « tout ceux qui liront cette cédule », qui suggèrent que le document peut avoir une valeur d’attestation 416 . En même temps, la dimension personnelle de l’ouvrage est soulignée par des expressions récurrentes telles « je me rappelle », ainsi que par certaines notations comme la prière, dont la présence dans un livre de comptes ne se justifie que par le choix du scripteur de rassembler dans ce livre les écrits dont il souhaite disposer. Ce « contenu assez hétéroclite », selon la description de M.-R. Bonnet, est très proche de celui des cahiers.

Cette édition présente l’intérêt de donner les textes dans les langues d’origine (provençal, latin, français), ce qui nous montre que le cas d’écrits à soi plurilingues dans un contexte diglossique est attesté sur d’autres terrains dans des périodes de transition. Cependant, concernant le genre, les indications sont succinctes, l’éditrice précisant à propos d’écrits qu’elle qualifie de « personnels » que « les documents proposés dans ce recueil concernent la mémoire familiale, non l’histoire événementielle » (op. cit. : 7). Un tel propos liminaire suffit à introduire à la lecture des textes, mais il nous semble que c’est précisément ce glissement entre « personnel » et « familial », et le rapport entre la temporalité du privé et des temporalités collectives qui sont intéressants à interroger.

La question de la caractérisation est posée de manière claire dans un article de Jean Tricard intitulé « Qu’est-ce qu’un livre de raison limousin du XVe siècle ? » (TRICARD, J. 1988). Il faut rappeler qu’en France l’édition des livres de raison, livres de comptes et journaux a une histoire. Une réflexion historiographique et critique est nécessaire pour appréhender ces textes dont les éditions, notamment celles du XIXe siècle, doivent beaucoup aux enjeux de l’époque. Les titres sont souvent ajoutés par les éditeurs, qui n’hésitent pas à intituler « cahier mémento » ou « mémorial » des textes que les auteurs désignent eux-mêmes comme « papier » ou « journal ».

J. Tricard pose la question de la caractérisation en ces termes :

‘Devant l’étonnante diversité des textes publiés on en vient à se demander s’il n’est pas abusif de considérer tous ces écrits comme un même genre littéraire et d’un même type de sources (op. cit. : 265).’

A cet égard, J. Tricard souligne une ligne de variation importante, celle de la langue, ici latin, langue d’oc, français, dont l’alternance se fait parfois « dans une même séquence » - Il cite à ce propos une « recette d’un préservatif contre le poison et la peste [qui] est donné moitié en français et moitié en latin » (op. cit. : 266). Quant au contenu, il relève le « désordre quasi complet dans la rédaction des diverses séquences » (op. cit. : 267), et établit un tableau qui atteste de la variété des contenus (chronique familiale, affaires et contrats, écrits religieux, recettes, événements politiques ou autres, etc.). De plus, il souligne la pluralité des supports et des dimensions du document. Enfin, du côté des scripteurs, les origines sociales couvrent tout le champ de la bourgeoisie et incluent un noble.

Malgré ces variations multiples, J. Tricard aboutit tout de même à une définition autour du « souci commun » des scripteurs :

‘Chaque auteur tient, à sa manière, une comptabilité des hommes et des biens de sa famille. A ce titre, chaque livre est bien un livre de raison au sens premier du terme, liber rationis se traduisant d’abord par livre de comptes. Ces comptes tournent toujours autour de deux notions fortement associées, famille et fortune. Ce souci de faire le point sur la situation démographique et économique d’une lignée, d’en préserver sinon d’en accroître le patrimoine et d’en assurer l’avenir fait l’unité et l’originalité de notre source (op. cit. : 270-271).’

Il souligne enfin la singularité de la situation française par rapport à l’Italie où existe le modèle établi et reconnu des ricordanze. Avant de nous tourner vers cette autre tradition, on peut souligner que les livres de comptes et de raison recueillis en France sont des écrits très proches de ceux que nous observons : mélange des « genres » (comptes et chronique familiale), écriture au fil des jours, pluralité des langues.

Notes
415.

Cette expression est reprise dans les travaux actuels, par exemple dans le recueil récent dirigé par J.-P. Bardet et F.-J. Ruggiu Au plus près du secret des coeurs? Nouvelles lectures historiques des écrits du for privé en Europe du XVIe au XVIIIe siècle (BARDET, J.-P. & RUGGIU, F.-J. 2005).

416.

Les livres de familles italiens étudiés ci-dessous pouvaient être produits en justice.