3.1.1.2. Les livres de famille italiens

Notons d’emblée que la catégorie des « livres de famille » est la désignation la plus large d’un ensemble d’écrits dont la définition reste l’objet de débats. Il s’agit ici d’un champ mieux balisé (avec des corpus plus importants, des équipes de recherche plus développées) qu’en France, comme le rappellent Claude Cazalé Bérard et Christiane Klapisch-Zuber dans une synthèse récente sur la question (CAZALÉ BÉRARD, C. & KLAPISCH-ZUBER, C. 2004). Notons qu’en Italie, et notamment à Florence, le développement de cette tradition lettrée a été accompagné très tôt de prescriptions, par exemple, celles d’Alberti, ainsi que d’une volonté explicite d’identification, de classement, de conservation (op. cit. : 806).

Cette catégorie « critico-historiographique » est toutefois de portée opératoire, désignant des textes qui « sont encore à définir par rapport aux catégories consacrées des genres » (op. cit. : 807). Cette dénomination concerne une production qui recouvre des variétés de types d’écrits. Le parti pris est du reste de conserver pour chaque document la désignation du scripteur si elle est formulée. Nous retiendrons cette option méthodologique, désignant les cahiers par leur nom original quand ils en ont un.

Les livres de famille sont un objet de recherche construit comme un système, c’est-à-dire un ensemble d’une part doté de formes internes d’organisation (les livres de famille se rapportent de manières diverses à un modèle dominant), d’autre part prenant sens au sein du système plus vaste de la mémoire individuelle et collective (op. cit. : 810). Le terme permet de rendre compte du fait que ces livres ont « une structure d’ensemble binaire - mémoire familiale/patrimoine familial »,

‘ce qui justifie le choix d’écarter, pour la désignation d’ensemble de la production, les appellations techniques et spécifiques de ricordi ou de ricordanze plutôt réservées par leurs auteurs (…) aux notes sur le tout venant alors que le terme memoria renverrait davantage, selon certains auteurs du moins, aux informations qui sont dignes d’être transmises, voire transcrites dans un livre mémorial (op. cit. : 810).’

Ce modèle heuristique a permis de dégager trois traits fondamentaux de cette production, que les auteurs de l’article déclinent ainsi en se référant à Raul Mordenti 417  :

‘- la "conscience de soi", et en même temps la "représentation de soi" individuelle, en rapport avec le "nous familial" ;’ ‘- la conception du temps, qui assume également une fonction organisatrice de l’écriture et du livre ;’ ‘- le pouvoir d’écrire, qui illustre à la fois une capacité (alphabétisation) et un espace d’évolution conditionnés historiquement et socialement.’ ‘Chaque livre proposerait donc une combinatoire particulière de ces éléments déterminants et du rapport qui s’établit entre eux selon les milieux, les circonstances, les lieux (op. cit. : 811).’

Cette typologie, dont le dernier terme (le « pouvoir d’écrire ») est emprunté à un article d’Armando Petrucci (PETRUCCI, A. 1988), constitue un guide utile pour appréhender nos écrits.

Notons tout de même, et cela constitue une différence avec certains livres de raison français comme avec les cahiers de notre corpus, que pour les auteurs de l’article, « ces écritures domestiques codifiées dans leur forme, leur organisation interne et leur rituel se distinguent nettement des écrits professionnels - y compris pour un même auteur ou un même groupe - destinés à une consultation ouverte aux membres de la compagnie ou de la corporation » (op. cit. : 809). Pourtant, C. Cazalé Bérard et C. Klapisch-Zuber soulignent la « fluidité du genre », en raison de l’intrication qui demeure entre pratiques de notations comptables et chroniques familiales, et de la récurrence des « changements d’affectation du livre en cours de route » (op. cit. : 820-822).

Les différences avec notre corpus tiennent à la spécificité d’une tradition lettrée liée à des milieux commerçants urbains, et même, comme le précise C. Klapisch-Zuber dans son ouvrage sur la question, « privilégiés » (KLAPISCH-ZUBER, C. 1990). Or les milieux marchands ont développé des pratiques scripturaires intenses articulées autour d’une pluralité de supports : Jean Hébrard détaille ainsi les pratiques de marchands italiens mais aussi d’Europe du Nord qui attestent d’un important travail de réécriture d’un texte à l’autre (transversal à différents types de texte), et souligne la fréquence des pratiques de renvoi et d’indexation (HÉBRARD, J. 1999). Nous travaillons pour notre part dans des milieux où les pratiques de l’écrit commercial constituent également la matrice de certains écrits pour soi.

Cette revue des travaux sur les « livres de famille italiens » permet de souligner d’une part la présence de formes d’écriture proches de celle étudiées, qui renvoient à des situations complexes (expansion d’une culture lettrée, contextes diglossiques), d’autre part, un certain embarras des chercheurs face à ce type de textes, dont les caractérisations les plus opératoires s’avèrent les plus larges.

Notes
417.

Ce modèle est élaboré dans le premier volume consacré aux livres de famille en Italie de A. Cicchetti et R. Mordenti (CICCHETTI, A. & MORDENTI, R. 1985).