3.1.2.1. Profils des scripteurs de cahiers

On peut signaler, à propos de ce que nous désignons comme des représentations partagées de la pratique de tenir un cahier, que nous nous en tenons aux déclarations de nos enquêtés. Or ceux-ci, comme nous l’avons vu en 1ère partie, ont des caractéristiques sociales particulières.

Les personnes rencontrées dans le premier temps de l’enquête, où j’ai suivi les indications des enquêtés eux-mêmes vers d’autres personnes dont il est notoire qu’elles utilisent l’écriture, sont des individus dont les compétences sont socialement reconnues. Il s’agit pour l’essentiel d’hommes, chefs de famille, participant aux activités de l’association villageoise, ainsi que de quelques femmes connues pour avoir participé à des cours d’alphabétisation. Dans le second moment de l’enquête, le recours aux registres scolaires m’a permis de rencontrer d’autres villageois, plus jeunes, et dont les compétences ne sont pas toujours sollicitées dans l’AV. Le critère retenu pour le niveau scolaire (avoir atteint la 6ème) en fait bien sûr une population singulière. Ce sont également en majorité des hommes.

Parmi ces enquêtés, la pratique d’écrire sur un cahier des choses « pour soi » est fréquente. Sur 43 enquêtés auprès desquels l’entretien a porté sur ces questions, 33 déclarent tenir un cahier personnel 420 . On retiendra dans cette première approche ceux-ci, ainsi que ceux dans les écrits desquels cette pratique est observée. Nous ne distinguons pas pour l’instant les scripteurs qui tiennent un cahier personnel exclusivement consacré à de telles notations de ceux qui prennent de telles notes sur d’autres cahiers (cahiers de formation, cahiers d’écolier).

Au sein des enquêtés, font donc figure d’exceptions ceux qui n’ont pas cette pratique : 10 enquêtés, parmi lesquels 7 femmes et 3 hommes 421 .

Il est difficile à partir de ces éléments de déterminer les propriétés sociales des scripteurs de cahiers, dans la mesure où ces derniers se confondent largement avec les enquêtés. Or ceux-ci ont été abordés, on l’a dit, dans un premier temps sur la base de l’interconnaissance, puis plus systématiquement à partir des registres scolaires, dans la phase de l’enquête centrée sur les anciens élèves de l’école. Nous avons donc mené des entretiens auprès des personnes les plus scolarisées d’une part, à qui l’alphabétisation a donné un statut reconnu d’autre part. On ne peut pas exclure a priori la possibilité que des personnes moins lettrées que nos scripteurs tiennent des cahiers 422 . On peut souligner cependant à partir de nos données le caractère relativement sexué de la pratique : 7 femmes déclarent ne pas disposer de cahier (alors qu’elles ont été retenues pour l’enquête sur les mêmes critères de scolarisation et/ou d’alphabétisation que les hommes) ; parmi les 6 femmes qui déclarent ou dont nous observons la pratique, plusieurs sont liées à des milieux urbains (Aminata Samaké, institutrice, est originaire de Fana 423  ; Maïmouna Touré, de Sanankoroba ; Hinda Coulibaly vit à Koutiala ; Hinda Diakité, à Fana), les deux autres ont des pratiques très limitées (Diouma Konaté et Aminata Souko notent des calculs).

Cette dernière remarque invite à considérer la pratique qui consiste à noter des choses personnelles dans un cahier comme plurielle. Elle est présente chez les scripteurs dont le profil correspond à une valorisation forte des compétences, mais aussi chez ceux que nous avons caractérisés comme opérant un repli des usages de l’écrit sur des sphères privées, ainsi que chez des individus, notamment des femmes, qui écrivent peu, mais qui, conservant le support scolaire du cahier, s’en servent de manière très ponctuelle.

Notes
420.

La série K comporte 45 entretiens transcrits, mais deux ont été réalisés auprès de personnes n’ayant pas de pratiques actuelles en raison de problèmes de vue.

421.

Kamory Konaté, K 38 ; Mamoutou Camara, K 54 ; Dramane Coulibaly, K 59. Les deux premiers, issus de la GL 4, ont un profil identifié en 1ère partie comme celui de lettrés aux compétences inexploitées. L’un et l’autre écrivent des lettres, ont des pratiques de l’écrit liées à une sociabilité juvénile (notation des résultats de belote, demandes de dédicaces adressées à la radio…). Avec Kamory Konaté, les échanges sur la question des cahiers ne sont pas suffisamment précis pour que l’on puisse écarter toute prise de notes personnelles (il semble qu’il n’ait pas réussi à retrouver un de ses cahiers). Mamoutou Camara, dont le cas a permis d’illustrer plus haut l’ambiguïté du statut de cadet (cf. supra 1.3.3.2), tient des cahiers familiaux sous le contrôle de son grand frère. Dramane Coulibaly (GL 3), est un faible scripteur, il n’écrit pas de lettres de peur de faire des fautes selon l’entretien (K 59), et ses pratiques déclarées se limitent à des notes prises lors des réunions de l’AV.

422.

L’exemple du cahier de Modou Fomba, étudié en ouverture de cette partie, suggère que cette pratique déborde le cercle des enquêtés de Kina (globalement plus lettrés que Modou Fomba).

423.

Nous retenons les écrits de cette institutrice, qui réside au village (33 ans, née à Fana, niveau 9ème, CAP), de même que ceux de l’étudiant Ganda Camara, bien que le parcours de ces scripteurs soit très différent de celui des autres (qui ont au plus le niveau 8ème). Ces cas-limite permettent de rapporter les habitudes lettrées des villageois à celles d’individus, dont les socialisations à l’écrit sont différentes, mais qui restent proches du village par leur résidence ou leurs attaches familiales.