L’absence de terme partagé a rendu cette pratique difficile à aborder en entretien. Ainsi, lors de l’entretien avec Maïmouna Touré, l’enquêtée déclare dans un premier temps ne pas avoir de cahier personnel, mais décrit plus loin dans le cours de l’entretien des pratiques de notations personnelles.
‘ AM Est-ce qu’elle a des cahiers où elle note des choses pour elle ? Int. Ɔ, n’a sɔrɔ kaye b’i bolo n’a sɔrɔla i bε fεn dɔw sεbεn, walima gundolakow, ou bien ko wεrε wa ? MT Ayi, o kaye tε ne bolo.’ ‘(plus loin dans l’entretien) MT Sεbεnni nafa ? Sisan n’an ye ko min kε bi, a kan ka sεbεn ka bila, k’a da don nataw kama. Int. Pour elle, quand un événement se passe aujourd’hui donc elle peut écrire la date pour les prochains jours quoi. AM Elle le fait ça, elle ? Int. E yεrε de b’a kε e yεrε ? MT Mmm (assentiment). Int. C’est elle-même qui fait ça. AM Mais elle l’écrit dans quoi ? Int. E b’a sεbεn mun kɔnɔ ? MT Kaye kɔnɔ. Int. Dans un cahier. AM Et c’est quel cahier ? Int. O ye kaye fasɔn jumεn ye ? MT O kaye de bε ne yεrε bolo ten don, ne yεrε de ye... ne yεrε kɔni ye n ka kaye kɔrɔ ta n b’a sεbεn ten.’ ‘ Traduction : ’ ‘AM Est-ce qu’elle a des cahiers où elle note des choses pour elle ? Int. Est-ce que tu as un cahier où tu notes des choses, ou bien des secrets [gundolakow], ou bien autre chose ? MT Non, je n’ai pas de tel cahier.’ ‘(plus loin dans l’entretien) MT L’utilité de l’écriture ? Eh bien, si on fait quelque chose aujourd’hui, il faut l’écrire, afin de le conserver pour les jours à venir. Int. (...) AM Elle le fait ça elle ? Int. (...) MT Mmm (assentiment). Int. (...) AM Mais elle l’écrit dans quoi ? Int. (...) MT Dans un cahier. AM Et c’est quel cahier ? Int. (...) MT C’est un cahier que j’ai comme ça, c’est moi-même qui ai... pour moi, j’ai pris un de mes anciens cahiers, j’écris comme ça. (K 7 - trad. de l’interprète omises) ’On voit apparaître une difficulté liée au fait que la prise d’écriture s’effectue souvent sur des cahiers utilisés d’abord à d’autres fins, ce qui fait qu’une interrogation sur un cahier spécifiquement réservé aux notations personnelles ne permet pas de la faire apparaître. Le Tableau 1, qui présente une synthèse pour le corpus des cahiers (défini ci-après), montre que le cas où un cahier est destiné à l’écriture personnelle est minoritaire.
Cependant, cette prise d’écriture, littéralement marginale, se fait selon des modalités diverses.
Dans certains cas, il s’agit d’un cahier d’écolier dont les espaces vides sont investis.
Sur cet exemple, on voit les additions se déployer de manière anarchique, dans différents sens d’écriture, empiétant parfois sur l’écriture antérieure. Il s’agit de récupérer un support, pour des écritures qui relèvent du brouillon ou de l’aide-mémoire. Rappelons la rareté du papier, et la pluralité des usages possibles du papier couvert d’écriture manuscrite : ici support d’autres écrits, ailleurs papier d’emballage de denrées diverses.
Une autre figure est celle du cahier de formation, détenu par le scripteur et converti en cahier « personnel ». La démarche est ici différente, car l’écrit antérieur n’est pas annulé par la prise d’écriture. Ce type de cahier est de la main du même scripteur, même si une rupture apparaît dans le changement d’usage. Ici encore une différence apparaît selon que le cahier est complètement écrit ou non : dans le premier cas, l’écriture se loge dans les marges, les couvertures ; dans le second, elle peut se déployer sur les pages restantes. Dans ce dernier cas, le passage à un autre écrit peut se manifester graphiquement par un changement d’encre (cahier rose de Demba Coulibaly, cahier d’Hinda Coulibaly), une page laissée blanche (cahier de Sodian Coulibaly), un trait tiré (Somassa Coulibaly).
A ces pratiques s’oppose celle qui consiste à ouvrir un cahier pour soi. Certains scripteurs décrivent ainsi leurs pratiques personnelles comme s’exerçant sur un cahier « à part », comme dans l’entretien réalisé auprès de Mamoutou Coulibaly.
Nous avons déjà évoqué la manière dont Mamoutou Coulibaly est amené à décrire celui de ses cahiers où il note des choses personnelles (« gundolako ») comme étant un cahier « à part » (« dama »), en 2.3.2.2.
‘ AM Alors, ensuite par exemple les dates des semis, il note ça dans quel document ? Int. I ko i bε i ka dannidon ninnu ni fεnw sεbεn, i b’a sεbεn mun kɔnɔ ? MC Kaye dɔ de bε n bolo. Int. Kaye dɔ de bε i bolo a kama ? MC Awɔ. Int. Il dit qu’il a un cahier pour ça. AM Kaye jumεn ? Livre d’exploitation ou bien ? MC Bon, liburu, kaye, kayejε don ten. Int. Il a un cahier personnel pour ça. MC Voilà ! (rires) Kaye don ten. AM Et sur son cahier, il note uniquement les dates des semis ou il note d’autres choses ? Int. Walima o kaye in kɔnɔ i bε fεnw wεrεw sεbεn o kɔnɔ min tε sumanw dondon ye, ou bien furakεlikεdon ye wa ? MC Aa ! fεn wεrε bε sεbεn a kɔnɔ dε, puisque an ka kayew tε kaye garatilenba ye ka se o ma. Fεn wεrε bε sεbεn a kɔnɔ. Int. Bon là dedans, très généralement, parce que dans le milieu rural c’est pour se rappeler : l’année dernière j’ai semé ça quand j’ai semé ça à telle date et puis le traitement du coton, ça se fait tous les 10 jours donc il faut se rappeler aussi, mais pour lui aussi tout ce dont il doit se rappeler il mentionne ça dans le cahier, c’est en quelque sorte un bloc-notes. AM Est-ce qu’il note dans ce cahier des choses personnelles ? Int. O kaye in kɔnɔ est-ce que gundolakoyɔrɔ b’o kɔnɔ ? MC Gundolako fana bε n bolo kaye dɔ kɔnɔ. Int. (à MC) A dama kaye kɔnɔ? MC Awɔ. Int. Pour ses choses personnelles il a un cahier spécial pour ça. AM Ah d’accord, « gundo sεbεn » (rires). ’ ‘ Traduction : ’ ‘AM Alors, ensuite par exemple les dates des semis, il note ça dans quel document ? Int. (...) MC J’ai un cahier. Int. Tu as un cahier pour cela ? MC Oui. Int. Il dit qu’il a un cahier pour ça. AM Quel genre de cahier ? Livre d’exploitation ou bien? MC Bon, un livre, un cahier, un cahier vierge c’est tout. Int. Il a un cahier personnel pour ça. MC Voilà ! (rires) un simple cahier. AM Et sur son cahier, il note uniquement les dates des semis ou il note d’autres choses ? Int. Est-ce que sur ce cahier tu notes autre chose que les jours des semis, ou bien les jours des traitements [du coton] ? MC Ah ! vraiment j’écris d’autres choses dedans, puisque nos cahiers ne sont pas suffisamment XX 424 pour qu’on en arrive là. J’écris d’autres choses dedans. Int. (glosant) Bon là dedans, très généralement, parce que dans le milieu rural c’est pour se rappeler : l’année dernière j’ai semé ça quand j’ai semé ça à telle date et puis le traitement du coton, ça se fait tous les 10 jours donc il faut se rappeler aussi, mais pour lui aussi tout ce dont il doit se rappeler il mentionne ça dans le cahier, c’est en quelque sorte un bloc-notes. AM Est-ce qu’il note dans ce cahier des choses personnelles ? Int. Dans ce cahier-là, est-ce qu’il y a des passages secrets [gundo] ? MC J’ai mes secrets aussi dans certains cahiers. Int. (à MC) Dans un cahier à part ? MC Oui. Int. Pour ses choses personnelles il a un cahier spécial pour ça. AM Ah d’accord, « gundo sεbεn » (rires) (K 1 - trad. de l’interprète omises).’Le modèle scolaire et professionnel selon lequel on dispose d’un cahier pour chaque domaine d’activité est connu par Mamoutou Coulibaly, qui s’excuse du caractère mixte de certains de ses cahiers. Si Mamoutou Coulibaly n’a pas été à l’école, il a été formé à l’écriture du bambara dans le cadre d’un centre saisonnier à Fana, structure très scolaire dans sa forme ; par ailleurs, il a des activités professionnelles de l’écrit importantes dans le cadre des diverses fonctions qu’il exerce (cf. portrait en 1.2.3.2). L’investigation sur ce que Mamoutou Coulibaly note dans son cahier personnel est rapidement close suite l’introduction par l’interprète du terme de « gundo », secret selon une pratique récurrente des différentes personnes qui m’ont assisté, qui rend indiscrète toute question supplémentaire (cf. supra 2.2.2.2).
On voit se dessiner une opposition entre des cahiers qui recueillent un ensemble de données, personnelles ou non, et un cahier réservé aux choses « secrètes ».
Moussa Sanogo parle également d’un cahier, que nous n’avons pu observer, où il note des événements qui lui paraissent importants.
‘ AM Il note ça dans un cahier ? Int. K’i b’o kε cahier de kɔnɔ ? MS Mmm (assentiment). AM Il note des événements comme ça, ou bien il note d’autres choses ? Int. I bε kowεrεw sεbεn a kɔnɔ ou bien ? MS Ayi olu dama bε sεbεn o damata de kɔnɔ, u bε sεbεn a dama cahier de kɔnɔ.’ ‘ Traduction : ’ ‘ AM Il note ça dans un cahier ? Int. (...) MS Mmm (assentiment). AM Il note des événements comme ça, ou bien il note d’autres choses ? Int. Tu écris d’autres choses dedans ? MS Non, cela seulement est écrit dans un cahier à part, je les écris dans ce cahier à part. (K 3 - trad. de l’interprète omises).’Ce procédé de distinction des cahiers selon les usages ou les domaines renvoie parfois à la conscience claire d’une sphère personnelle. Ainsi Demba Coulibaly, retraité au terme d’une carrière professionnelle à laquelle il fait souvent référence, a intériorisé une distinction entre professionnel et privé.
‘ DC Bon, comme j’ai fait l’étude, et appris l’écriture là-dedans, donc tout ce que j’entends, si c’est important je vais écrire. AM D’accord. Et tous vos cahiers, c’est des choses comme ça ? DC Oui. AM Tous les cahiers que vous avez ? DC Non non non, j’ai/ ça c’est personnel ça, pour le service y en a [d’autres]. AM D’accord. DC J’ai des cahiers là, il faut les voir, parce que (fouillant dans ses documents)/ Ça c’est mon cahier de formation à l’IRCT (K 28).’Certains enquêtés dont les pratiques professionnelles ne renvoient pas à un travail caractérisé par des procédures d’objectivation aussi nettes (statut professionnel défini par le nom d’une place et un diplôme ; temps de travail décompté ; lieu séparé) ont tout de même des habitudes de répartition des cahiers selon les usages.
Ainsi, Sinaly Diabaté (GL 2, alphabétisation + formation de la CMDT pour les forgerons) cite en entretien trois cahiers(K 23). Il déclare dans un premier temps détenir deux cahiers : l’un pour la forge (noter les services rendus « à crédit ») ; l’autre pour l’agriculture, activité qu’il exerce en la déléguant (intrants pris à crédit auprès de la CMDT). Puis, suite à une question sur ses pratiques personnelles, il mentionne un autre cahier, où il note des dates de naissances et de décès, et dont il dit qu’il ne le montre à personne. Ce cahier est donc privé dans son usage (pas d’autre destinataire que lui-même) et dans son contenu (la sphère domestique, distincte des activités professionnelles), même si on n’a pas d’indications sur les manières d’écrire (plus ou moins proches du modèle de l’état civil) 425 . On a ici affaire à un chef de famille établi, au statut socioprofessionnel déterminé, ce qui peut rendre compte d’une organisation aussi claire. Parfois des pratiques de spécialisation des supports de l’écriture personnelle sont parfois évoquées, et nous en étudierons quelques exemples 426 . Chez d’autres scripteurs au contraire, les pratiques sont beaucoup plus mixtes, comme nous le verrons dans l’examen des cahiers.
L’expression de cahier « à part » indique cependant que le cahier à soi prend bien souvent place au sein d’un ensemble de documents plus vaste.
La traduction du terme « garatilenba » pose problème (il pourrait s’agir d’un composé sur le français « garanti »).
On observe un partage similaire (2 cahiers pour le commerce, un pour l’agriculture, un pour la famille) chez Kandé Coulibaly, K 16.