Des cahiers parmi d’autres

Nous nous appuyons sur l’inventaire des cahiers détenus par Baba Camara, un des premiers formateurs d’alphabétisation, détaillé dans l’encadré suivant.

Encadré 15 Les cahiers de Baba Camara
Encadré 15 Les cahiers de Baba Camara

Cet exemple est un cas particulièrement développé d’écritures villageoises, mais le rapport entre les écrits villageois et les cahiers « à soi » rend compte d’une réalité partagée par tous les scripteurs ressortissant des premières vagues d’alphabétisation et dont les compétences ont été sollicitées au niveau du village.

Baba conserve un ensemble de cahiers qu’il n’a pas tous personnellement tenus, mais dont beaucoup sont de sa main, ce qui donne une idée de l’importance de l’écriture dans les pratiques professionnelles des membres du bureau d’une AV (en particulier d’un secrétaire). Rappelons que la seule langue d’écriture de Baba est le bambara. Ces cahiers concernent essentiellement les années 1980, Baba ayant depuis cédé ses fonctions à de plus jeunes ; du reste, l’organisation de l’AV a été largement modifiée avec la scission en 3 AV intervenue en 1996. Les dates permettent de l’établir avec certitude pour certains cahiers, pour d’autres, l’orthographe constitue un indice qui suggère qu’il s’agit d’une production de la même époque. En effet, si l’orthographe a été réformée en 1982, le changement s’est effectué plus tardivement dans l’alphabétisation des adultes. Les cahiers les plus récents (2001-2004), photographiés suite à cet entretien, montrent que Baba s’y est mis depuis.

Cette revue permet de souligner la faible part des cahiers ici identifiés comme « personnels ». Pour ceux-ci, il faut d’ailleurs souligner qu’il s’agit de trois cahiers très différents. Le relevé météorologique effectué depuis 1982, déjà étudié plus haut (cf. supra 2.3.1.2), constitue une pratique très particulière, inspirée par un formateur de la CMDT, et dont le caractère « personnel » est lié à la continuité de cette pratique, méthodiquement entretenue, et non au contenu. Le « carnet de concession » est également une pratique très spécifique et normée, qui consiste en un relevé systématique des naissances. Le modèle de l’état civil est ici suivi de près 427 . Le dernier cahier comporte quant à lui des notations sur l’histoire du village (date d’ouverture de l’école et liste des contributions pour sa construction ; date d’inauguration de la mosquée « de vendredi » à Kina), dont j’ai observé en 2004 la copie au propre sur un cahier neuf.

On mesure ici la complexité de la notion de cahier « personnel ». Le cahier météorologique distingue Baba, seul villageois à tenir un relevé aussi exhaustif, mais son contenu est tout à fait impersonnel. L’écriture lui permet de devenir avec le temps qui s’écoule le seul détenteur d’informations (la pluviométrie) par ailleurs accessibles à tous au moment de leur notation. Le « carnet de concession » touche des domaines privés (naissances et décès) mais sa forme est également impersonnelle, une telle pratique étant répandue. Le cahier contenant des informations sur l’histoire récente du village est celui où se manifestent une sélection des informations et une mise en forme propres à ce scripteur, mais le domaine n’est pas ici privé. Trois critères d’une écriture à soi se dégagent : le caractère socialement distinctif et la rareté d’une pratique ; le caractère privé du contenu ; une sélection et une mise en forme personnelle. On observe qu’ils ne sont pas ici combinés dans le même cahier.

Notes
427.

Nous verrons que son fils adopte pour le même genre (la chronique familiale) un style plus narratif (cf. infra ).