3.1.2.3. Ce que les cahiers disent

Poursuivons l’analyse des représentations du cahier par l’examen des cahiers.

Précisons tout d’abord comment nous avons construit le corpus des cahiers. Au sein du corpus général (corpus d’écrits villageois, CEV) présenté plus haut (cf. infra 3.1.3), ce corpus est défini par la nature du support d’écriture (cahier au sens large d’assemblage de feuilles reliées - carnet, livre ou cahier -), et l’existence d’une série de pages photographiées. Le critère retenu ici est de disposer d’au moins trois pages du même cahier ou carnet, strictement consécutives ou non 428 .

Selon ces deux critères, 291 photos sont retenues, ce qui représente plus des trois quarts du corpus total. Ce corpus est composé de 38 séries de pages du même cahier ou carnet, présentées par 23 scripteurs. Le décompte par page est ici pertinent et permet de donner une idée du volume recueilli (406 pages). Le Tableau 1 récapitule les caractéristiques principales des cahiers de ce corpus.

C’est au fil de l’enquête que l’intérêt du cahier comme objet est apparu, aussi la prise en photo exhaustive et ordonnée d’un cahier ou d’un carnet s’est imposée relativement tardivement. Dans ce corpus figurent 8 cahiers ou carnets dans leur intégralité.

L’analyse discursive des cahiers ne permet de repérer que de rares procédés métadiscursifs de présentation ou de référence à l’objet. Les termes d’adresse qui émaillent les journaux intimes des sociétés européennes sont absents : pas de « cher journal » ni de « cher cahier ». La seule notation des circonstances de l’écriture apparaît dans le « cahier de souvenirs » de l’étudiant Ganda Camara : « c’est avec le cœur plein de joie et d’une bonne ambition que je me suis mis à table pour écrire mes idées » (Annexe 6, cahier 5, p. 10) 429 .

En revanche, le « paratexte » fournit dans certains cas un réseau de désignations et de formes d’ouverture qui permettent de caractériser ces objets. Ce terme, emprunté à l’analyse littéraire, désigne tous les genres discursifs qui entourent le texte publié : titres, épigraphes, indication de genre, etc. Si l’on reprend la définition de Genette dans Seuils, « ce par quoi un texte se fait livre et se propose comme tel à ses lecteurs, et plus généralement au public » (GENETTE, G. 1987), on peut se demander s’il est légitime d’utiliser ce terme pour décrire les cahiers. Dans certains cas, les « ouvertures » du cahier sont suffisamment marquées pour être utilement décrites en utilisant ce terme, comme nous allons le voir.

Le modèle scolaire est repris dans les cahiers copiés lors de formations. Un ancien cahier de formation de Demba Coulibaly comporte ainsi : sur la couverture, le nom de l’institution (IRCT), l’identité (prénom et nom) et le statut (stagiaire) de Demba ; sur la page de garde, le titre du cahier (Machinisme Agricole), à nouveau l’institution, et l’année. Un cahier de formation de Mamoutou Coulibaly (cahier rose), décline de même, sur la couverture, l’identité (prénom et nom) et l’origine (« kabɔKina », venant de Kina) de son détenteur, l’année, et un sigle (B. i. t., non identifié) qui désigne sans doute cette formation ; la page de garde reprend ces indications en les précisant (date détaillée, lieu de la formation) et ajoute deux formules qui inscrivent le cahier sous de bons auspices (on peut citer ici la première : « kalan ka di fεn caman ye » [orth. rétablie], l’étude facilite bien des choses). On repère une trace de l’usage scolaire de la « page de garde », selon lequel la première page d’un cahier, comme celle d’un livre, est réservée à l’identification du scripteur et du contenu. La formule liminaire qui apparaît sur le cahier de Moussa souligne que l’ouverture est un lieu symbolique important.

Comment ce modèle est-il approprié par les scripteurs ? On peut repérer des pratiques de titrage qui s’inscrivent dans la perspective d’une répartition des cahiers selon des usages : ainsi, Mamoutou Coulibaly indique-t-il sur les couvertures des cahiers leur contenu : « kafokaye », cahier de Kafo Jigin ε w ; « hindak.kakɔɔrijurusεbεn », cahier des dettes pour le coton de Hinda K., etc. Deux scripteurs recourent à la pratique de la page de garde : Ganda Camara, dans son « cahier de souvenir » et Moussa Coulibaly dans ses différents cahiers et carnets. Nous reviendrons plus loin sur ces cahiers, mais nous pouvons nous arrêter ici sur les pages de garde.

Celle de Ganda Camara, prenant le cahier dans le sens d’un bloc fait figurer les indications suivantes (cf. Annexe 6, cahier 5, p. 1) :

‘SOUVENIR - 96 -’ ‘Ganda Camara’ ‘dit’ ‘Gasson de fer’ ‘Cahier de souvenir de l’école.’ ‘C’est un cadeau pour ses meilleurs élèves parmi ses’ ‘classes.’ ‘(suivent une date et un horaire)’ ‘Bonne chance pour ceux qui n’ont pas eu cette année.’

Le registre est celui de l’écriture extra-scolaire, et le genre du « cahier de souvenir » semble être partagé. L’inscription qui domine est celle du nom et du surnom, ainsi que le titre « Souvenir » et la date. Le dernier énoncé est une référence à l’admission au DEF (les pages suivantes sont occupées par la copie de la liste nominale des admis au DEF en 1996). On a observe un calque assez précis du modèle scolaire de la page de garde, avec un détournement affirmé.

Les cahiers de Moussa Coulibaly s’ouvrent également sur des pages de garde qui reprennent les indications attendues : nom et prénom, date, titre. Deux cahiers sont titrés « cahier de contrôle 430  », ce qui renvoie d’une part, très directement, à l’habitude scolaire de tenir un cahier de compositions, d’autre part à l’un des usages de ce cahier, qui est de « contrôler » les crédits (s’assurer que les crédits consentis sont remboursés). Plus surprenant est la mention de la date de naissance et de la dernière classe atteinte par ce scripteur. Rappelons que Moussa n’a pas obtenu l’examen d’entrée en 7ème qui sanctionne la fin du premier cycle et permet de poursuivre sa scolarité à Fana. Pourtant, il revendique cette classe atteinte, non comme le signe d’un échec mais comme une fierté. Il faut sans doute y voir également la nostalgie d’un temps scolaire où il était, au moins partiellement, libéré des contraintes qu’il subit en tant que cadet de la part de ses grands frères.

On peut ajouter à ces rares exemples des pratiques qui signalent, plus modestement, le début des cahiers. Deux cahiers s’ouvrent ainsi sur la formule « Bismillâhi al-raḥmân al-raḥîm », Au nom de Dieu, le Tout miséricorde, le Miséricordieux, qui est comme nous l’avons vu l’incipit du Coran, et constitue une formule qui, telle quelle ou dans sa version abrégée (« Bismillâhi »), est prononcée au moment de commencer toutes sortes d’activités. Dans le cahier-livre 431 de Ba Madou Sanogo, elle figure sur la première page, sur la première ligne en arabe translittéré, et juste au-dessus dans la marge supérieure en graphie arabe 432 . Dans le cahier de Demba Coulibaly, elle occupe la première ligne en translittération latine (cf. Annexe 6, cahier 3, p. 1). Sur cet exemple, on peut se poser la question de l’échelle : il s’agit d’une formule d’ouverture de la page, mais aussi de la séquence consacrée à la copie de prières en arabe translittéré, et sa position liminaire fait qu’elle peut être interprétée aussi comme ayant une fonction d’ouverture de tout le cahier.

Une autre pratique déjà signalée, celle de marquer son cahier par une signature ou un paraphe, peut également jouer ce rôle, comme on le voit dans le cahier de Makan Camara, dont un détail est inséré plus haut (cf. Doc. 14, inséré en 2.4.4.3).

Ainsi, quelques indices permettent de souligner que certains scripteurs constituent leur cahier comme un objet relevant d’un genre d’écriture particulier. Nous allons voir, en examinant les contenus, que ceux-ci permettent également de rapprocher les cahiers.

Notes
428.

A l’exception de trois cas où deux pages du même cahier ou carnet ont été retenues, chez un scripteur disposant par ailleurs d’une série d’au moins 3 pages sur un autre cahier.

429.

Les cahiers les plus régulièrement cités sont donnés en Annexe 6.

430.

Nous donnons toujours l’orthographe rétablie pour les titres de ces cahiers, respectivement titrés, en orthographe originale « cachier de côtrôl » et « cahier de côtrole ». Le cahier de 2001 est donné en intégralité dans l’Annexe 6.

431.

Cette dénomination est la nôtre (comme l’indique l’absence de guillemets). Nous la justifions dans la section consacrée à l’étude de ce document (cf. supra ). Ce cahier figure également en Annexe 6.