Le terme générique de « cahier » utilisé ici recouvre du reste une variété de supports (blocs, carnets, cahiers). On peut distinguer, suivant en cela l’usage des scripteurs, deux grands types de document : les cahiers proprement dits, et les carnets.
Ce dernier support, que nous inclurons dans le genre des cahiers, engage un rapport différent à la prise de note : le carnet se glisse dans une poche, s’emporte plus facilement qu’un cahier (même si les pliures du cahier de Toumani Sanogo suggèrent qu’un cahier aussi peut faire l’objet de tels usages). L’espace plus restreint du carnet impose également une distance plus grande par rapport à l’occupation scolaire de l’espace graphique. Dans le cas de Moussa Camara (p = 8), l’usage du carnet s’inscrit dans une configuration de l’écriture personnelle où chacun des trois supports a une fonction claire : un cahier en français, dédié à une « histoire » personnelle, chronique familiale que nous analyserons en détail ci-après ; un cahier en bambara, où sont copiées les notes prises lors d’une formation sur le fonctionnement de l’association des parents d’élèves, dont il est membre ; un « carnet » fabriqué à partir d’un cahier, où est consignée en bambara la répartition de la récolte du coton à l’intérieur de la famille.
Même chez un scripteur comme Moussa Coulibaly (p = 65), chez qui la répartition des usages selon les supports, cahier ou carnet, est bien moins nette, l’écriture connaît des variations significatives. Nous disposons pour ce scripteur de trois cahiers et de deux carnets, dont un cahier et un carnet dans leur intégralité.
Notons tout d’abord un effet d’échelle : celle du carnet correspond mieux à des unités d’écriture restreintes. Dans ses cahiers, Moussa Coulibaly sépare parfois les pages en compartiments. Cette pratique se retrouve dans ses carnets mais l’espace de la page de carnet correspond davantage que celui de la page de cahier à certaines formes courtes : formules ; adresses. Le carnet est également un lieu privilégié de l’abréviation 436 . La pratique de notation de la date en tête de phrase est moins systématique que dans les cahiers, mais toujours présente.
Mais le carnet semble aussi posséder une connotation intimiste : là où deux cahiers sont nommés « cahiers de contrôle », l’un des carnets est intitulé : « carnet de secrets 437 ». Il s’agit d’un cas très particulier, puisque c’est un carnet que j’avais emporté lors de mon premier terrain, pour mes propres besoins, et que j’avais donné en cadeau à Moussa Coulibaly en partant, n’en ayant pas eu besoin et ayant constaté qu’il en possédait un. Certes, cet exemple est délicat à manier, suscité qu’il est par une interaction avec l’ethnographe. Ce cadeau, fait sans arrière-pensée de ma part ni consigne d’écriture (il ne s’agissait pas comme dans certaines enquêtes d’un dispositif consistant à proposer à l’enquêté d’écrire pour le chercheur), est un matériau que je retiens dans mon corpus. L’interaction a sans doute influencé l’écriture, sans la susciter toutefois puisque Moussa Coulibaly écrivait déjà beaucoup (cahiers, carnets déjà, et listes observés lors du premier séjour en 2002). Par ailleurs le contenu du carnet ne m’est pas destiné. Il comporte notamment des passages que Moussa Coulibaly n’a pas souhaité m’expliquer lorsque j’ai lu avec lui son carnet lors de mes séjours ultérieurs. Si Moussa Coulibaly a sans doute anticipé cette lecture possible, elle n’a pas à elle seule guidé l’écriture, et la fin du carnet notamment abonde en notes de crédits, d’adresses visiblement à usage personnel. Un autre carnet détenu en 2002, de format encore plus réduit, m’avait été signalé comme assez fin pour pouvoir être transporté dans son portefeuille.
Cette pluralité des supports chez un même scripteur ouvre la voie à des pratiques de copie d’un support à l’autre, comme nous aurons l’occasion de le voir plus loin (3.4.2.4.). Si, dans le détail de l’analyse, nous examinerons tout document dans sa spécificité (carnet ou cahier), nous recourons au terme de cahier comme à un terme générique désignant tout support destiné à l’écriture manuscrite constitué d’un assemblage de feuilles (bloc, cahier, carnet).