3.1.4.4. Le cahier, un objet à soi

Revenons ici sur la manière dont Baba Camara conserve ses documents. Nous avons signalé que les trois cahiers qu’à des titres divers on peut considérer comme « personnels » ont un point commun : ils sont conservés à part, dans des pochettes en plastique plus faciles d’accès que les cartons où s’entassent les cahiers collectifs. A propos d’un des carnets, nous venons d’évoquer l’intérêt que Moussa Coulibaly trouve au format de cet objet. La considération du cahier comme support matériel nous invite à revenir sur ce point. On peut faire l’hypothèse que ce qui donne un air de famille aux cahiers considérés tient au support, et ce à deux titres.

D’une part, le support matériel renvoie à des usages socialement construits d’un espace graphique tri-dimensionnel (la page, espace à deux dimensions ; la série des pages, l’épaisseur comme troisième dimension). Cet espace ouvre des possibilités qui sont diversement exploitées par les scripteurs.

D’autre part, le support d’un ou de plusieurs cahiers localise l’écriture des scripteurs. Nous n’avons pas comme dans les sociétés occidentales modernes une pléthore de supports possibles (agendas, post-it, etc.), mais une relative rareté de ceux-ci. Aussi le cahier condense-t-il l’ensemble des thèmes qui peuvent faire l’objet d’une écriture à soi. Le cahier est physiquement un objet à soi. Les déclarations des enquêtés et les observations convergent sur ce point : le cahier est conservé et rangé avec un soin particulier (Somassa Sanogo le désigne simplement comme « lasagolen », conservé, K 49). Les descriptions des usages du cahier en soulignent le caractère individuel, en tant qu’objet.

Certes, on peut se déplacer avec son cahier. Somassa Coulibaly indique ainsi qu’il se rend aux champs avec son cahier pour prendre note des quantités de coton (K 39). Le cahier de Toumani Sanogo, plié en deux, a visiblement voyagé. D’autres dispositifs sont cependant possibles pour éviter de transporter le cahier dans des lieux où il est possible de le perdre ou de l’abîmer : pluralité des cahiers et carnets, pratiques de notation au brouillon. Plusieurs enquêtés ont déclaré avoir laissé leur cahier dans leur lieu de résidence principal, ce qui signifie que le souci de le préserver prime sur la nécessité d’en disposer quotidiennement 438 . On touche ici à l’essentiel : le cahier est un objet à soi, dans une société où une telle possession est rare.

On peut conclure que le cahier est bien un genre. Certes, cette catégorie du cahier « personnel » ou du cahier « à soi » est construite pour les besoins de l’enquête ; elle ne renvoie pas, dans les usages les plus communs, à une catégorie utilisée par les acteurs. Cependant, la variété des pratiques recouvre des habitudes partagées, repérables dans la proximité des contenus thématiques et dans des manières d’écrire voisines. Surtout, les cahiers ont des contextes de manipulation et des habitudes de conservation, qui, en tant qu’objets, les rapprochent. Ils ont en commun d’être des objets personnels.

A partir de cet acquis, nous nous proposons, dans la suite de ce travail, d’étayer l’hypothèse selon laquelle certains scripteurs font de leur cahier un espace à soi. Nous allons apporter trois séries d’arguments.

Dans un premier temps (3.2.), l’examen de l’usage des différentes langues de l’écrit fait apparaître la domination du français. Nous soutiendrons que cette donnée linguistique conforte paradoxalement notre hypothèse : même si le français est une langue seconde, ce détour par une langue qui n’est pas celle des interactions verbales courantes sert au scripteur à faire du cahier un espace à soi (dans des usages divers du français comme langue cryptique, outil de distinction, marque d’une connivence scolaire ou juvénile).

Dans un second temps (0.1.), l’étude des manières différenciées de tenir chronique permet de dégager des cas où le cahier apparaît comme le lieu de constitution d’une mémoire, individuelle ou collective. La consignation d’événements relevant de temporalités distinctes sur le cahier contribue à faire de ce support un des rares lieux où se cristallise une pluralité d’expériences.

Enfin, nous examinerons plus en détail (3.4.) les formes de l’écriture qui permettent la constitution du cahier comme espace à soi.

Notes
438.

Yaya Coulibaly, interrogé à Kina, où il était de passage, alors qu’il réside à Bamako, a laissé son cahier chez lui (K 49) ; Bouya Konaté, revenu cultiver pendant les vacances scolaires, a laissé le sien dans le village où il enseigne (K 62).