3.2.1. Concepts et corpus

3.2.1.1. Concepts : de l’oral à l’écrit

Les phénomènes d’alternance codique à l’écrit ont été peu décrits 440 , et la réflexion sur la spécificité de ces phénomènes à l’écrit est encore plus rare.

Nous avons indiqué plus haut que l’attention à la coexistence d’une pluralité des langues de l’écrit est un axe de recherche relativement développé, que ce soit à travers de grandes enquêtes portant sur des sociétés plurilingues comme celles de S. Scribner et M. Cole ou D. Wagner (SCRIBNER, S. & COLE, M. 1981 ; WAGNER, D. A. 1993), ou dans des recueils récents de monographies, portant souvent sur des minorités linguistiques (DURGUNOGLU, A. Y. & VERHOEVEN, L. 1998; MARTIN-JONES, M. & JONES, K. 2000). Cependant, ces travaux visent à repérer des parcours dans des contextes plurilingues ou à articuler des pratiques à des répertoires plurilingues, sans analyser pour elles-mêmes des productions. Du coup, la question des textes plurilingues en est singulièrement absente. Mettant l’accent sur l’aptitude des individus à passer d’un contexte à l’autre, à cumuler des aptitudes linguistiques et scripturales distinctes, on peut se demander si ce genre d’approche n’a pas précisément pour point aveugle les textes bilingues, dans la mesure où ils peuvent être assimilés à première vue à une non maîtrise de la différence des codes. Si le code-switching à l’oral ne souffre plus d’une telle appréhension normative, peut-être à l’écrit est-ce encore le cas.

Parmi les travaux portant sur le plurilinguisme à l’écrit, les rares articles disponibles sur des corpus contemporains portent sur des types de textes singuliers. Ainsi, Anne-Line Graedler a travaillé sur un corpus journalistique, relevant l’usage de l’anglais dans des articles en norvégiens, surtout dans un statut de citation (GRAEDLER, A.-L. 1999). Le cas de la correspondance, étudié par Einar Haugen à partir d’un corpus de lettres envoyées à un journal d’immigrants norvégiens aux Etats Unis est également particulier (HAUGEN, E. 1952). Une des hypothèses de ce travail est que le code-switching est moins développé dans les lettres qu’il ne le serait à l’oral, ce qui rend compte de la prédominance d’un modèle oral.

Les analyses sur des textes anciens sont plus poussées, mais sans toujours s’intéresser à la spécificité de l’écrit 441 . Un article de Linda Voigts sur le bilinguisme latin - anglais repérable dans des textes entre 1375 et 1475 pose tout de même cette question (VOIGTS, L. E. 1996). Elle pointe la difficulté, sur laquelle nous allons nous arrêter, du transfert de modèles d’analyse élaborés à l’oral pour l’analyse d’écrits, et décrit quelque cas d’usage du code-switching dans des stratégies discursives. Il faut enfin signaler le travail imposant de James Adams sur les contacts entre latin et grec, mais aussi étrusque, hébreu, copte, etc. dans des textes anciens, qui compte, par son érudition et par la manière dont il utilise les travaux développés en sociolinguistique (ADAMS, J. N. 2003).

D’une manière générale, les articles sur le plurilinguisme à l’écrit s’inspirent, en l’adaptant ou non, du cadre théorique élaboré pour le code-switching à l’oral. Nous allons donc reprendre celui-ci en nous reportant à quelques textes qui ont balisé ce champ, et en posant la question de la pertinence des outils et concepts qui y sont proposés pour décrire notre corpus de cahiers.

Notes
440.

Un article d’E. Miller datant de 2001 qui commence par un point bibliographique recense ainsi une dizaine d’articles seulement sur la question (MILLER, E. R. 2001).

441.

Pour E. Miller, l’objectif est de repérer si les contraintes du code-switching sont identiques dans son corpus de taqqanot médiéval (mêlant hébreu et espagnol) et dans les corpus d’interactions orales qui constituent les matériaux les plus fréquemment convoqués (MILLER, E. R. 2001). Le corpus écrit sert à vérifier l’extension de la théorie élaborée à l’oral plutôt qu’à ouvrir un champ nouveau.