Une perspective interactionnelle

L’analyse des phénomènes de code-switching a été élaborée, si l’on se réfère à l’article fondateur de Blom et Gumperz 442 (BLOM, J.-P. & GUMPERZ, J. 2000 [1972]), dans le cadre d’une approche sociolinguistique qui combine les apports de la sociologie d’Erving Goffman (GOFFMAN, 1973 [1959]), de l’anthropologie de Fredrik Barth (BARTH, F. 1966), et de l’ethnographie de la communication de Dell Hymes. Ces sources théoriques ont pour point commun de donner un statut fondamental aux interactions, et à leur observation empirique. Les matériaux sur lesquels s’appuie l’article de Blom et Gumperz sont des extraits de conversations enregistrées dans le cadre d’une enquête ethnographique menée dans la petite ville d’Hemnesberget, au nord de la Norvège, soit exclusivement des interactions orales. Dans la préface à Discourses strategies, Gumperz situe l’ensemble de ses travaux sur la question comme portant sur « l’analyse de processus ayant lieu en temps réel dans des interactions de face à face », the analysis of real time processes in face to face encounters (GUMPERZ, J. J. 1982a : vii).

La transposition de ces outils d’analyse du code-switching élaborés dans le cadre d’une sociolinguistique interactionnelle et à partir de matériaux empiriques oraux à un corpus écrit ne va pas de soi.

Tout d’abord peut-on considérer un écrit, et en particulier un écrit dans un cahier, comme partie prenante d’une interaction ?

On peut dire qu’un écrit suppose généralement un lecteur. Sur notre terrain, les exceptions à cette règle sont certains écrits magico-religieux (comme les papiers pliés sur eux-mêmes qui constituent le corps de certaines amulettes, ou encore les prières écrites sur une planchette dont l’eau de lavage sert de protection) ; notons tout de même que, dans ce cas, l’absence de lecteur possible n’annule pas la dimension d’interaction, qui est au contraire très forte, puisque ce sont par excellence des écrits par lesquels on vise à agir sur des personnes via des entités divines (mais sans que la lisibilité soit centrale). Si l’on s’en tient aux écrits sur les cahiers, on peut dire qu’une lecture ou une relecture possible est à l’horizon de l’écriture, ce qui nous place dans le contexte d’une interaction au sens large (c’est-à-dire incluant le rapport à soi). Quelles sont les interactions observables, dans le processus d’écriture d’une part, entre un scripteur et son lecteur d’autre part ?

Du côté de la production, les cahiers personnels comportent des notations qui renvoient le plus souvent à un contexte d’écriture solitaire (s’appuyant éventuellement sur d’autres supports écrits), ce qui les distingue des cahiers collectifs dont l’écriture se fait sous le regard des autres ou du moins dans l’horizon d’un contrôle possible (cahiers de pesée du coton, cahiers des associations villageoises). Les cas où l’écriture est le résultat d’une interaction entre personnes distinctes (dictée, écriture à plusieurs mains) existent mais sont très minoritaires.

Si l’on se réfère aux principaux contextes de lecture du cahier, on constate que les protagonistes de la scène sont variables. Ils peuvent se réduire au scripteur, quand le cahier est lu pour soi, pour retrouver une information ou se remémorer un passage, ou encore pour être recopié sur un autre support (un autre cahier ou un support différent). Le cahier peut également être convoqué dans le contexte d’une interaction impliquant d’autres personnes que le scripteur, comme par exemple quand il s’agit du décompte familial du coton, ou dans tout autre contexte où la notation vaut comme preuve ; dans ce cas, la lecture implique plusieurs personnes. Il peut enfin être prêté ou lu à une personne choisie. Les lecteurs apparaissent donc de plusieurs types : le premier est le scripteur, envisagé dans un temps distinct de celui de l’écriture (on retrouve là l’idée souvent mise en avant par les scripteurs de la notation comme appui à la mémoire) ; le deuxième type de lecteur est un groupe, qui se réfère à l’écrit comme preuve (éventuellement pour trancher un différend) ; le troisième type de lecteur est une personne à l’appréciation duquel est confié l’écrit. Ce dernier cas est le plus rare.

Les usages du cahier sont différenciés selon les scripteurs, mais aussi chez le même scripteur selon le cahier ou le carnet considéré, et enfin, à l’intérieur du même cahier selon le passage considéré (témoignent de ce dernier cas les refus de me laisser lire ou photographier des passages circonscrits du cahier). D’une manière générale, les cahiers ont souvent été à un moment donné de leur histoire en tant qu’objet (par exemple un cahier donné lors d’une formation et dont le début consiste en la copie de textes écrits au tableau), ou sont dans certains de leurs passages, l’objet d’une interaction impliquant au moins une autre personne que le scripteur. Cependant, la présentation de cet objet comme personnel ou secret tend à minimiser ces cas, pour faire du cahier le lieu d’un rapport de soi à soi.

Il faut donc repenser la notion d’interaction, non plus entre personnes distinctes et coprésentes, mais dans le cadre d’un rapport entre écriture et lecture souvent décrit comme une « communication différée ». Cette expression ne résume pas tous les usages de l’écrit : nous avons vu que l’enjeu de communication ne peut être défini de manière étroite ; le terme de communication tend à faire de la transmission d’information le but premier de l’écriture, alors que le terme d’interaction, plus large convient mieux (on peut écrire pour manipuler, tromper, etc.). Elle permet toutefois d’introduire la dimension temporelle qui est centrale dans les cahiers, comme nous le verrons dans le chapitre suivant (3.3.). Le concept d’interaction suppose toutefois une action réciproque. L’extension de la notion à des cas où scripteur et lecteur constituent une même personne, prise à des moments différents du temps, suppose que l’on prenne en compte non seulement l’effet qu’a le scripteur sur son lecteur, par son écrit, mais aussi l’effet qu’a le lecteur possible, en tant que destinataire, sur l’écriture.

C’est donc en appréhendant le cahier comme destiné à des relectures ultérieures par le scripteur (ce qui distingue le cahier de la liste de courses par exemple), voire à des lectures d’autres personnes, que l’on peut transposer utilement certains outils de l’analyse de la sociolinguistique interactionnelle. On peut envisager le cahier comme l’espace d’une mise en scène de soi, par exemple comme scripteur du français ou encore comme quelqu’un qui tient bien son cahier, ce qui permet un jeu de distinction. Tant que le cahier ne circule pas, il s’agit d’un procédé de distinction pour soi. On peut interpréter ces processus comme étant des motifs de satisfaction en soi (le cahier permettant de se raffermir dans une croyance en son statut, qui peut par ailleurs ne pas être reconnu), mais également comme des lieux de mise à l’épreuve d’une telle mise en scène (le cahier servant à s’exercer).

Notes
442.

L’histoire de la constitution du code-switching comme objet d’étude est en réalité plus complexe. On peut la faire remonter aux années 1950 selon un article récent d’E. Benson (BENSON, E. 2001).