Code-switching situationnel et métaphorique

La distinction entre situational et metaphorical switching est élaborée dans l’article de Blom et Gumperz (BLOM, J.-P. & GUMPERZ, J. 2000 [1972] : 126-127).

Dans ce compte-rendu de leur recherche à Hemnesberget, le travail de construction de l’objet s’appuie sur la mise en place de plusieurs niveaux de contexte : défini généralement, le cadre (setting) renvoie à des lieux tels que l’école, l’église, la maison ; un niveau d’analyse intermédiaire est celui de la situation sociale (social situation), soit une de ces scènes, mais caractérisée par des protagonistes et un temps particulier ; enfin, l’événement (social event), renvoie à une définition sociale de la situation, opérante en un temps limité dont le début et la fin sont marqués par des procédés reconnaissables d’ouverture et de clôture (op. cit. : 124-125).

Les processus de code-switching observés se situent tous dans un cadre (setting) commun. En revanche, le changement de code peut signaler une modification dans la définition sociale de la situation, soit un cas de situational switching ou role switching. Il s’agit par exemple de l’intervention de nouveaux protagonistes dans une discussion. Le changement de code peut servir à opérer un tel changement de situation. La violation par un des acteurs d’une norme communicative admise, par exemple le recours au norvégien standard là où le dialecte - qui constitue la seconde variété linguistique dans le répertoire communément partagé - est attendu modifie de façon significative la situation. L’exemple paradigmatique du code-switching situationnel en tant qu’il participe de la définition d’une situation est celui de la cérémonie, où l’usage des langues (de même que des intonations, du rythme, etc.) est très contraint. Les « salutations et les routines du même ordre » tombent également dans cette catégorie (op. cit. : 126). Sur leur terrain, Blom et Gumperz constatent qu’une cérémonie à l’église luthérienne ou un cours dans une classe se font en norvégien standard, alors qu’une conversation intime (heart to heart talk) se tient dans la forme dialectale. Ces exemples fournissent l’élément à partir duquel une transposition à des contextes écrits est possible, celui du genre. En effet, il n’est pas question ici du cadre en général : à l’école par exemple, les commentaires et discussions autour du contenu du cours peuvent se faire dans la forme dialectale. Ce qui conditionne l’expression est un genre discursif : sermon, cours, type de conversation. Dès lors, l’équivalent dans les cahiers de ce type de code-switching peut être déterminé comme les genres pour lesquels l’utilisation d’une langue est contrainte, par exemple les prières qui sont toutes en arabe - il nous faudra nous demander bien sûr ce qui rend compte d’une telle contrainte.

L’analyse de Blom et Gumperz se poursuit par une attention à tous les cas où les interlocuteurs disposent d’une plus grande latitude dans leur choix d’une langue. Dans ces cas aussi des occurrences de code-switching sont observées, sans qu’il n’y ait de « changement significatif dans la définition des droits et obligations mutuels des participants » (significant change in definition of participants’ mutual rights and obligations, op. cit. : 127), donc sans que l’analyse en termes de code-switching situationnel ne soit pertinente. Le changement est lié à des thèmes particuliers, introduisant un jeu sur les différents types de relations entre les interactants : le cas typique est celui de deux personnes qui sont en contact dans un cadre (setting) et une situation officiels, par exemple dans un bureau de la ville, où la forme standard du norvégien s’impose, mais qui entretiennent par ailleurs des rapports familiers. Le passage à des salutations ou à une conversation plus informelle sur les nouvelles de la famille se fait par le recours au dialecte. Notons que dans le cas où le répertoire des locuteurs s’organise différemment (comme chez des personnes étrangères à la communauté, mais parlant tout de même le dialecte), un effet de cet ordre peut être obtenu par un usage inverse des langues, le dialecte connotant la couleur locale dans un discours en norvégien standard.

Ces phénomènes sont définis comme metaphorical switching. L’emploi de l’épithète « métaphorique » est justifié par une comparaison avec l’effet poétique que peut créer l’emploi, dans une conversation commune, d’une expression associée à une œuvre poétique. De même, indiquent les auteurs « quand des expressions de (R) [le dialecte] sont insérées métaphoriquement dans une conversation en (B) [la forme standard], cela peut, selon les circonstances, ajouter un sens particulier de confidentialité à la conversation ou en signaler le caractère privé » (op. cit. : 127). Cette comparaison peut induire l’idée d’un usage volontaire de cette forme, mais ce n’est pas toujours le cas : Blom et Gumperz montrent par exemple que des individus recourent ponctuellement à la forme standard dans des discours dont ils soutiennent qu’ils sont intégralement tenus dans le dialecte.

Le code-switching métaphorique se caractérise du point de vue de la morphologie et de la syntaxe par un relâchement des restrictions de co-occurrence (c’est-à-dire les incompatibilités au sein d’un même énoncé entre des éléments d’une langue et de l’autre). Ces phénomènes le distinguent du code-switching situationnel.

Du point de vue des caractéristiques sociales des locuteurs, des traits distinctifs apparaissent. Les étudiants, qui ont passé du temps dans des environnements où la variété standard du norvégien est la seule adéquate, usent beaucoup plus facilement du code-switching métaphorique. Cet exemple montre que l’analyse doit prendre en compte à la fois les normes interactionnelles d’une situation, les valeurs que les locuteurs déclarent attacher à chacune des langues mais aussi leurs attitudes telles qu’elles apparaissent dans les échanges. En effet, le contexte d’enregistrement est le même pour les conversations d’étudiants et les autres, ces étudiants se rapprochent de l’ensemble de la population locale pour ce qui est des valeurs déclarées, et pourtant leurs pratiques divergent.

Qu’en est-il de cette catégorie de code-switching métaphorique pour la description des cahiers ? L’usage expressif du code-switching nous semble caractériser adéquatement certains cas, comme nous le verrons. Il nous semble pertinent de poser la question du parcours du scripteur, qui selon ses expériences et son profil, peut avoir une propension plus ou moins grande à l’alternance codique en général, et à cet usage du code-switching en particulier. Le cas des étudiants, relevé par Blom et Gumperz, est exemplaire à cet égard.

La caractérisation structurelle de ces cas par un plus grand relâchement des règles d’incompatibilité peut être traduite, s’agissant de l’écrit, par le fait que le code-switching opère à des échelles différentes : si le code-switching situationnel, lié à un changement de genre discursif, s’opère par le passage d’une unité textuelle à une autre, donc entre des espaces graphiquement identifiés comme différents, le code-switching métaphorique rend sans doute mieux compte des alternances qui se produisent au sein d’une unité textuelle.

En revanche, le caractère inconscient de ces processus n’est pas évident s’agissant de scripteurs pour lesquels écrire est une activité qui n’est pas banale. Si l’on pense à des marqueurs graphiques de l’alternance codique comme les guillemets, on peut se demander si l’alternance de langue n’est pas plutôt mise en scène par le scripteur. Il nous semble prudent, en tout cas, de laisser cette question en suspens.

On peut indiquer d’emblée que contrairement à la notion de code-switching situationnel qui englobe une variété de cas où le choix de la langue est déterminé par le genre discursif, la notion de code-switching métaphorique n’explique qu’une partie des cas où le choix de la langue n’est pas contraint. Nous avons recours à des analyses ultérieures de Gumperz ainsi qu’à celles de Myers-Scotton, pour compléter cette perspective.

Myers-Scotton, travaillant au Kenya, est face à une situation de diglossies enchâssées comparable à celle qui caractérise le Mali, le swahili faisant ici office de langue commune, non marquée ethniquement, entre les langues maternelles et l’anglais 443 . Elle approfondit la notion de situation comme une configuration de droits et de devoirs qui peuvent être négociés ou renégociés. Elle en tire une typologie des interactions : celles-ci peuvent ou non relever d’un cadre où le choix d’un code va de soi par convention. Dans le premier cas, deux possibilités se présentent : soit les interlocuteurs vont utiliser le code qui s’impose (code dit « non-marqué »), soit l’un d’eux peut rompre cette convention, par l’utilisation d’un autre code qui apparaît alors comme « marqué », porteur d’une signification particulière. Dans le second cas, où l’interaction ne fait l’objet d’aucune convention évidente quant au choix de la langue, l’enjeu pour les interlocuteurs est de parvenir à se mettre d’accord sur un code à utiliser, le code-switching ayant alors une valeur exploratoire (MYERS-SCOTTON, C. 2000 [1988]). Cette approche, également liée à l’observation d’interactions orales, nous semble intéressante pour étudier les écrits parce qu’elle fait ressortir des cas où le choix de la langue n’est pas évident. Il peut s’agir, comme dans le dernier cas, de contextes où le choix d’une langue ne s’impose pas. De manière similaire, nous observons dans les cahiers que l’expression écrite peut être le lieu sinon d’une négociation de son statut, du moins d’une mise en scène de celui-ci comme scripteur de telle langue. Mais, même dans le premier cas, où la situation détermine le choix d’un code, celui-ci (le code non marqué) peut être précisément l’usage des langues (« orverall switching »). Ce dernier point, la possibilité qu’un genre soit caractérisé par la mixité des langues, permet de rendre compte de phénomènes tels ceux observés dans les listes de Moussa Coulibaly dans la partie qui précède.

Dans des travaux postérieurs à l’article de 1972, Gumperz propose une analyse plus large des cas de code-switching non situationnels. Le code-switching métaphorique devient un cas au sein d’un ensemble de stratégies liées à des enjeux conversationnels. Ainsi, dans Sociolinguistique interactionnelle, il propose la liste suivante des fonctions conversationnelles du code-switching : citation, désignation d’un interlocuteur, interjection, réitération, modalisation d’un message, personnalisation vs objectivisation (GUMPERZ, J. 1989 : 73-84).

La première de ces fonctions, celle de citation, se rencontre de manière importante dans les cahiers, et renvoie à une pratique écrite au moins autant qu’orale 444 . La spécificité de l’usage écrit de cette fonction du code-switching est à chercher du côté des marqueurs de la citation, s’ils existent (guillemets, couleur de l’encre, etc.). Notons que la citation, à l’écrit, renvoie souvent à un acte d’écriture particulier, celui de la copie.

La fonction de désignation d’un interlocuteur peut intervenir dans le choix différencié d’une langue selon les lecteurs anticipés. Ce type de stratégie est mentionné dans le cas où un écrit est laissé à disposition d’autres personnes en l’absence du scripteur, conditionnant le choix du bambara par Somassa Coulibaly, alors que le français est la langue privilégiée de ses écrits personnels. Le plus souvent, ce qui est mentionné est le souci de ne pas pouvoir être compris par certaines personnes. Myers-Scotton évoque ce cas du code-switching qui vise à exclure certaines personnes présentes d’une interaction (MYERS-SCOTTON, C. 2000 [1988] : 157). Mais alors qu’il est souvent perçu comme inconvenant à l’oral, l’usage cryptique d’une langue pour écrire des choses qu’on ne souhaite pas laisser lisibles par certains est bien sûr très différent, puisqu’il s’agit de prévenir une indiscrétion possible de la part du lecteur. Dans ce cas, il n’est pas connoté négativement dans la mesure où les cahiers ne sont pas destinés à être lus par d’autres. Le choix d’une langue cryptique peut donc être assimilé, à la limite, à ce cas.

La fonction d’interjection nous semble étroitement liée à un contexte d’interlocution. Elle n’a pas d’équivalent dans les cahiers 445 . Dans notre corpus, les seuls points d’exclamation prennent place dans des transcriptions de textes de chansons en bambara dans un carnet de Moussa Coulibaly, l’interjection se situant alors dans un texte monolingue.

Les cas de réitération du même message dans des langues différentes sont attestés à l’écrit, sous cette forme particulière qu’est la traduction, qui peut apparaître dans des genres très déterminés comme le lexique bilingue, ou comme une forme discursive utilisée de manière ponctuelle.

Le code-switching à l’écrit est enfin utilisé dans des fonctions métadiscursives proches de celles que Gumperz regroupe dans les deux dernières catégories. Il évoque notamment à propos de la dernière (personnalisation vs objectivation) la distinction entre parler d’une action et parler pour agir. On peut analyser en s’appuyant sur cette distinction l’usage du code-switching pour marquer la différence entre commentaire et citation dans des cahiers comme celui de Demba Coulibaly 446 .

Nous pouvons conclure cette section en soulignant que la spécificité des phénomènes d’alternance codique à l’écrit doit être prise en compte à deux niveaux.

Premièrement, la situation d’interlocution, centrale dans le paradigme interactionnel qui domine l’analyse du code-switching à l’oral, ne décrit adéquatement que des écrits très particuliers (même pour les correspondances, le modèle de la conversation est historiquement daté et ne renvoie qu’à certains contextes épistolaires). Dans le cas d’écrits comme les cahiers, il faut, sans négliger la dimension d’interaction dans des écrits pourtant décrits comme des écrits pour soi, trouver d’autres modèles de celle-ci que l’échange entre personnes distinctes et co-présentes.

Deuxièmement, le mode graphique offre une gamme de marqueurs distincts de l’oral : si l’intonation et l’accent disparaissent des ressources du scripteur, l’orthographe, les signes de ponctuation, la disposition sur la page sont autant de marqueurs possibles du changement de langue.

Notes
443.

Son statut de langue officielle, aux côtés de l’anglais, rend la situation sociolinguistique globale différente cependant.

444.

Dans une société où l’usage de l’écrit est répandu, comme la société française, la pratique écrite de la citation est peut-être même le modèle de la citation orale, comme le suggère le geste de familier de mimer des guillemets avec les doigts quand on cite à l’oral.

445.

Bien entendu, dans des textes littéraires mêlant des codes et reconstituant des modalités de la communication orale ces dimensions là du code-switching pourraient être à prendre en compte.

446.

Les fonctions discursives que nous retenons sont très proches de celles que L. Voigts reprend à S. Romaine (ROMAINE, 1995 [1989]) : « les fonctions discursives incluent l’usage du code-mixing pour réitérer un message, pour distinguer l’objet de discours de la discussion, pour différencier texte et commentaire, ou pour clarifier des catégories de textes » - discourse functions include code mixing to reiterate, to distinguish topic from discussion, to differentiate text from commentary, or to clarify categories of texts (VOIGTS, L. E. 1996 : 818).