Même si nous travaillons ici sur les cahiers, il est indispensable de situer les écrits plurilingues dans l’ensemble des productions écrites, afin de préciser l’extension des pratiques d’écriture plurilingues.
Du côté de la production imprimée, les livres sont surtout des manuels scolaires, comme le montre l’inventaire des imprimés donné en Annexe 5. Ceux-ci sont monolingues, français ou bambara.
On peut signaler toutefois que ces ouvrages monolingues portent parfois la marque du contexte plurilingue de communication. Pour ce qui est des manuels en bambara, ils sont élaborés en référence à des programmes scolaires où le français domine, et par des linguistes et des chercheurs en sciences de l’éducation formés en français pour la plupart. Le travail sur la terminologie, que nous avons évoqué à propos des mathématiques en 2ème partie, est cependant assez élaboré et vise un recours minimal à des emprunts au français. Pour ce qui est des manuels français, il faut distinguer les manuels en vigueur en France, qui sont souvent obtenus suite à un changement de programme en France à prix modique ou à titre de dons, des manuels édités en France mais à l’attention des classes africaines. Parmi ces derniers, la production d’André Davesne, enseignant puis inspecteur de l’enseignement primaire en A.O.F, se distingue par son abondance 447 . Les ouvrages composant la collection « Mamadou et Bineta » (notamment le syllabaire Mamadou et Bineta apprennent à lire et à écrire, 1931, mais aussi Mamadou et Bineta apprennent à parler français, 1931, Mamadou et Bineta lisent et écrivent couramment, 1931, Mamadou et Bineta sont devenus grands, avec Jospeh-Adrien Gouin, 1939) sont régulièrement réédités depuis leur parution et sont parmi les rares livres que l’on trouve en vente à bas prix sur les marchés. Ces manuels, réalisés à l’attention des classes africaines, s’appuient sur un lexique particulier, désignant des réalités propres aux terrains africains par un recours à des termes français spécialisés ou à des néologismes. Cette production, en français, fait donc une place limitée à un vocabulaire local, en général intégré dans les textes de lecture sans signalement graphique (italiques, guillemets) 448 .
Dans le matériel didactique, les seuls textes bilingues à proprement parler sont les dictionnaires et les lexiques bilingues. On peut signaler que les instituteurs qui pratiquent actuellement la pédagogie convergente, comme ceux qui ont été interrogés sur leurs pratiques aux débuts de l’expérimentation du bilinguisme, se réfèrent à un même principe pédagogique, celui d’une séparation des deux codes, auxquels sont réservés des modes d’apprentissage et des temps distincts, le code-switching à l’oral n’étant que toléré pour des traductions ponctuelles du français en bambara.
Les rares autres livres (un roman, un livre d’opinion) sont en français, à l’exception des ouvrages religieux. Parmi ceux-ci, on trouve des ouvrages monolingues, en arabe, mais également des ouvrages bilingues franco-arabe, ou bambara-arabe.
On peut s’arrêter sur la manière dont les enquêtés rendent compte de ces brochures, qui constituent un des types d’imprimés les plus représenté. Les brochures imprimées concernant la religion, qui contiennent conseils pratiques et préceptes moraux d’une part, textes coraniques de l’autre (parfois les deux) sont un genre très répandu à travers le Mali 449 .
Sur notre terrain, nous n’avons pas repéré de terme commun à tous les scripteurs pour les désigner. La pluralité des langues dans les brochures peut être soulignée, comme dans ce passage de l’entretien avec Mamoutou Coulibaly (GL 2) où il précise que les trois langues de l’écrit coexistent dans ce genre d’ouvrages, qu’il désigne pourtant de manière générique comme « franco-arabe » : « liburudɔbεnbolo,“franarabu”,abεεb’ala,bamanankanb’ala,tubabukanb’ala,arabub’ala»,j’ai un livre franco-arabe, tout y est, le bambara, le français, l’arabe (K 1). Ces brochures sont parfois désignées simplement comme un « mélange » 450 de langues, mais certains lecteurs décrivent les modes de structuration des textes de manière plus précise, signalant une appréhension de l’ouvrage en tant que dispositif de traduction. Les listes plurilingues qui sont présentes dans les cahiers et que nous avons étudiées plus haut (2.4.2.3) témoignent de l’appropriation de ce type de dispositif.
La translittération de l’arabe en graphie latine est décrite comme une écriture de l’arabe en bambara (jamais en français). Nous définissons, de manière classique, la translittération comme l’activité qui consiste à faire passer un texte de l’écriture à laquelle est associée sa langue à une autre (ainsi la translittération latine du grec consiste à écrire un texte en langue et écriture grecques toujours en langue grecque mais en écriture latine). Dans notre contexte, nous employons indistinctement les expressions de « translittération latine » et de « translittération en alphabet latin » pour désigner l’écriture d’un texte en langue arabe à l’aide de caractères latins. Nous ne pouvons pas repérer précisément les différentes manières de translittérer l’arabe, mais des variations existent entre des formes de translittération plus ou moins savantes. Certaines sont inspirées de la transcription phonétisante de l’alphabet phonétique international, d’autres sont plus proches du système orthographique français, le phonème [u] par exemple, pouvant alors être rendu « ou ». Par ailleurs, l’influence de l’orthographe du français ou du bambara peut se faire sentir selon les compétences du scripteur (dans les cas où la translittération est effectuée par le scripteur lui-même à partir de modèles écrits en arabe) de même que dans le cas voisin de la transcription (à partir d’énoncés oraux).
Décrivant leur propre activité ou le résultat qui figure dans les brochures, les enquêtés prennent pour référence de la translittération latine de l’arabe le bambara. Madou Camara décrit ainsi un passage de ses cahiers : « c’est de l’arabe, mais j’ai écrit ça en bambara » (K 61). Thiémokho Coulibaly décrit de la même manière des textes qu’il lit d’un support indéfini (un papier).
‘ NC Mɔrikalan, n ma ... fεn kε mɔrikalan na, ne kɔni bε dɔɔnin kalan papier la ten, minnu sεbεnnen don balikukalan la, n’o tε ne ma sigi ka a kalan, a dama.’ ‘Traduction.’ ‘ NC Les études coraniques, je n’en ai pas suivies... pour ma part je lis un peu sur des papiers, les choses qui sont écrites en bambara, mais sinon je n’ai pas appris l’arabe en tant que tel (K 26).’Cet extrait nous semble intéressant, car l’évocation de cette pratique de l’arabe translittéré en fait un pis-aller, à défaut d’un apprentissage digne de ce nom de l’arabe. La translittération apparaît comme une forme d’écriture qui n’est pas pleinement reconnue : les pratiques de l’écriture religieuse sont associées à un passage par la filière d’enseignement coranique 451 , ce qui rend ces pratiques mixtes de la translittération peu légitimes au regard de la conception des filières comme des voies distinctes.
On repère dans cet extrait la même définition que chez Madou de l’arabe translittéré comme étant en bambara. On peut avancer deux raisons qui expliquent cette association de la graphie latine à l’écriture du bambara. D’une part, le bambara s’écrit d’une manière plus proche de la phonétique (même si nous avons signalé dans notre introduction générale qu’il faut bien parler de scripturalisation et non de transcription), donc le procédé de translittération, qui vise à une restitution phonétique de l’arabe, est rapporté à cette graphie. D’autre part, la graphie du bambara est clairement identifiée comme un procédé pour transcrire une langue qui est d’abord d’usage oral, à la différence du français où langue, écriture et graphie sont fortement associées.
On peut conclure cette revue des imprimés en soulignant que l’espace du plurilinguisme y est restreint ; il n’apparaît que dans des contextes de traduction, soit dans des formes figées (dictionnaires ou lexiques), soit dans des dispositifs plus complexes mêlant traduction et translittération, dans le cas des brochures français-arabe ou bambara-arabe.
Du côté des écrits manuscrits, la production d’écrits plurilingues est plus importante. Elle requiert toutefois plusieurs conditions.
Premièrement, du côté des scripteurs et de leurs compétences, il s’agit d’écrits produits par des individus plurilettrés, qui sont le plus souvent des bilettrés français-bambara (qui sont soit des bi-alphabétisés, soit d’anciens élèves de l’école bilingue), mais des cas de plurilettrés arabe-bambara sont également attestés. Une autre configuration est possible, celle d’écrits plurilingues produits par une pluralité de scripteurs de langues différentes. Un seul exemple d’un travail plurilingue collaboratif apparaît dans les cahiers, celui de Ba Madou Sanogo (lui-même bilettré bambara-arabe), dont le cahier comporte des passages écrits par son ami Binan Dembélé (le seul plurilettré arabe-bambara-français du village) 452 .
Une autre forme de contact des langues apparaît quand le français est utilisé pour marquer un contrôle sur un document tenu en bambara, cas fréquent sur les cahiers où sont consignées des activités collectives. Nous en avons vu une illustration sur un cahier de Mamoutou Coulibaly, où la supervision est marquée comme telle, en rouge et français, sur un cahier tenu en bambara (cf. Doc. 11, inséré en 2.4.4.3).
Cette forme d’hétérographie constitue un cas limite dans notre corpus d’écrits plurilingues. La différence de langue y est signifiante, mais sous la forme d’une superposition qui annule toute continuité possible entre les deux discours. Cette figure des rapports entre les langues, fortement dissymétrique et qui ne se retrouve que dans le contexte particulier de la supervision est tout de même un des modèles du plurilinguisme écrit qui est présent.
Deuxièmement, les écrits plurilingues ne peuvent se développer que dans des contextes d’écriture particuliers, où le choix de la langue n’est pas contraint. Or des contraintes institutionnelles existent : par exemple, les contextes officiels imposent le recours au seul français ; inversement, au niveau local, les documents de la CMDT sont seulement en bambara. Des contraintes communicatives existent également, ainsi dans les correspondances privées, cas que nous avons analysé en 2.3.3.3, où le choix de la langue renvoie à un jeu entre les compétences disponibles du côté du scripteur et celles qui sont anticipées du côté du destinataire. Ici encore, le choix se fait entre les différentes langues de l’écrit, aucun cas de lettre plurilingue n’étant mentionné 453 , hormis un cas unique de lettre digraphe (mentionné en K 41).
Ces deux types de contraintes dessinent l’espace des écrits plurilingues comme celui des écrits produits par des scripteurs bilingues dans des contextes peu codifiés et sans destinataire autre que soi-même. Tel est le domaine des écrits « à soi », notamment les cahiers, mais aussi des genres très singuliers comme celui des listes de courses. Dans notre corpus en tout cas, les écrits plurilingues se trouvent essentiellement dans les cahiers et les listes.
Son œuvre s’inscrit dans le projet d’africanisation des contenus pédagogiques impulsé par George Hardy, directeur de l’enseignement de l’A.O.F de 1912 à 1919.
Parmi les travaux portant sur ce matériel pédagogique, nous n’avons pas trouvé d’analyse systématique des caractéristiques lexicales ; nous nous contentons ici d’indiquer les éléments d’un premier repérage. D’une manière générale, le lexique « africain » qui y figure est emprunté à la lingua franca que constitue le français des colonies (ces livres circulent dans toute l’Afrique francophone). Ces termes apparaissent le plus souvent sans marquage graphique particulier, signalant un fort degré de lexicalisation des termes. Une exception apparaît dans le livre du maître La famille Diavara, où les guillemets sont utilisés pour mentionner « le jeu du "guidi" », p. 41.
La production d’al-Hadj Modibo Diarra, auteur de la presque totalité des publications islamiques en bambara disponibles au Mali, est analysée par F. Zappa dans L’islamizzazione della lingua bambara in Mali. Tra pubblicistica scritta e letteratura orale [L’islamisation de la langue bambara au Mali. Entre publications écrites et littérature orale], Supplément n° 2 de la Rivista degli Studi Orientali, vol. LXXVII (ZAPPA, F. 2004). Nous nous sommes référée, en français, au rapport non publié « Écrire l’Islam en bambara : lieux, réseaux et enjeux de l’entreprise d’al-Hâjj Modibo Diarra », à paraître dans une version abrégée dans les actes de la 2ème phase du programme de recherche « Réseaux transnationaux et nouveaux acteurs religieux en Afrique de l’Ouest », Institut Français de Recherche en Afrique (IFRA), antenne d’Ibadan (Nigéria).
Pour désigner les écrits plurilingues en général (pas uniquement dans ce contexte des écrits où intervient l’arabe), les enquêtés recourent souvent en français au terme de « mélange » ou au verbe « mélanger », en bambara au verbe k’a ñagami (trad. mélanger, brouiller).
On peut se demander si le développement de la médersa va changer cette représentation.
On pourrait objecter que nous travaillons, pour ce qui est des lettres, surtout sur des déclarations, et que le phénomène de mélange de langues, s’écartant des normes est sous-déclaré. Certes, l’étude d’un corpus permettrait de nuancer ce fait en étudiant l’importance des emprunts notamment. Cependant, les déclarations nous semblent fiables : dans le cas des listes et des cahiers, les scripteurs décrivent volontiers leur production comme mixte.