3.2.2.4. Mettre à distance

Dans certains écrits, le traitement graphique des langues apparaît fortement asymétrique. L’opération graphique de la mise à distance est effectuée de la manière la plus forte par les guillemets, signe de ponctuation qui apparaît chez cinq scripteurs du CEV.

Dans un cahier de formation de Hinda Diakité, une leçon de grammaire sur les adjectifs en bambara décrit l’usage de marque verbale « ka » (entre guillemets) au positif, et de la marque « man » (entre guillemets) au négatif dans des énoncés où figurent des adjectifs. Les guillemets interviennent ici pour signaler l’usage autonymique de composants de l’énoncé (qu’en dehors de l’analyse grammaticale on n’isole jamais), selon une forme qui caractérise la grammaire et l’explicitation du fonctionnement de la langue en contexte savant ou scolaire.

Dans le cahier-livre de Ba Madou Sanogo, les guillemets, concurremment avec les parenthèses, encadrent des chiffres qui annoncent le nombre d’items d’une énumération, dans la partie centrale du cahier. Nous rapprochons cet usage d’autres utilisations des parenthèses qui sont déviantes par rapport aux normes de la ponctuation. Nous ne pouvons trancher entre l’hypothèse d’une habitude propre à ce scripteur et celle d’une reproduction d’un usage imprimé lui-même déviant.

Chez Aminata Samaké, ce signe intervient dans un texte monolingue, une recette culinaire en français (« le poisson "carpe" mariner [mariné]… »). Ce dernier exemple, même s’il s’agit d’un texte monolingue, nous introduit à l’usage qui nous intéresse, que l’on trouve dans les cahiers de Madou Camara et de Ganda Camara, où les guillemets signalent l’insertion de termes bambara dans des énoncés en français.

Pour analyser ce dernier usage, nous nous référons également à un texte observé 480 sur un cahier lors de l’enquête de 2001 auprès de Coumba Coulibaly à M’Pessoba et à un avis écrit par le régisseur actuel d’une radio rurale de Fana. Nous nous permettons ponctuellement d’élargir le corpus à des écrits qui ne relèvent pas du CEV car ces deux écrits, recueillis auprès de scripteurs urbains et plus scolarisés que la plupart des villageois attestent qu’il s’agit d’une pratique répandue, et suggère qu’elle correspond à un modèle d’écriture 481 . Remarquons que si le texte de Coumba Coulibaly figure sur un cahier qui relève du genre du cahier personnel, celui du communiqué à la radio, que nous avons étudié plus haut (cf. supra 2.3.3.2) est bien distinct.

Parmi les écrits de ces quatre scripteurs, 12 occurrences sont observées.

Dans tous les cas, il s’agit de textes dont la langue principale est le français, et dans lesquels le bambara est traité comme hétérogène.

Doc. 22 Avis à la radio
Doc. 22 Avis à la radio

Sur un des avis du régisseur de la radio (doc. ci-dessus), les seules occurrences de termes ou d’expressions en bambara (en dehors des noms propres) sont mises entre guillemets (la dernière paire n’est pas complète). Le premier, « Wadjou » [waaju], de l’arabe « wa΄z », prêche, sermon, désigne la cérémonie. Les deux autres sont des chrononymes bambara : « djoumassou»[jumasu], nuit du jeudi au vendredi 482  ; « Djonminèkalo » [jɔnminεkalo], premier mois de l’année lunaire.

Ce même schéma d’une séparation stricte des langues est à l’œuvre dans le cahier de Coumba Coulibaly, dont nous avons cité dans la 2ème partie les propos sur la transmission de secrets héréditaires (cf. supra 2.2.2.2).

Dans l’extrait de son cahier dont nous disposons, la recette d’un remède destiné à faire cesser un saignement de nez est écrite en français, le bambara intervenant pour traduire des noms d’espèces animales et végétales. Ces insertions du bambara sont encadrées par des guillemets, ce procédé de mise à distance étant parfois redoublé par l’usage des parenthèses, de la marge, ou d’autres dispositifs de signalement liés à la mise en page, comme l’usage de la flèche dans l’énoncé suivant.

‘Racine du « zaba » 483 ( liane goïne) en faire une poudre et le mettre dans le lait caillé et le boire.’

L’opération de signalement des termes bambara comme étrangers est systématique, et autorise à avancer qu’il s’agit d’une stratégie discursive qui vise à affirmer que la langue du texte est le français, en soulignant le caractère étranger du bambara.

Dans les deux textes de nos scripteurs villageois, ce modèle est présent, mais la pratique est moins systématique.

Chez Madou Camara, la notation des dates de semis donne lieu à une pratique similaire.

Doc. 23 Dates de semis de Madou Camara

On remarque que les marges constituent un espace de traduction, cet usage de la marge étant renforcé dans le cas de « sunan », le petit mil par l’usage des parenthèses. Les guillemets sont utilisés pour le terme « Dje»[jε],la courge. Au contraire, à la ligne suivante, le terme de « soforo», champ domestique (de même que celui de « koronfε,»[champ] de l’est dans un autre relevé de dates de semis qui figure sur un autre cahier du même scripteur) n’est pas marqué comme étranger, sans doute parce que sa qualité de toponyme justifie son intégration (sur le modèle de celle des noms propres). En revanche, pour le nom commun désignant la courge, les guillemets signalent le recours à un terme bambara.

L’étudiant Ganda Camara recourt également aux guillemets dans le même usage de mise à distance de termes désignant des réalités locales (des espèces végétales) dans la page de son cahier qui comporte des recettes magico-médicinales (Annexe 6, cahier 5, p. 14).

Un usage que nous pouvons rapprocher de cet emploi des guillemets est celui des parenthèses. Ce cas est distinct du premier car il renvoie à un autre acte, celui de la traduction. Cependant, il apparaît chez deux des quatre scripteurs dont nous venons d’étudier l’usage des guillemets, Madou Camara et le régisseur actuel d’une radio rurale de Fana, ainsi que chez Aminata Samaké, institutrice, qui a un profil comparable.

Dans les trois écrits concernés, un mot du lexique bambara est mis entre parenthèses au sein d’un énoncé en français. Il s’agit dans tous les cas de mots identifiés comme ressortissant du lexique spécialisé du bambara :

‘la maladie du milieu de l’enfant (tiamatié 484 ), Aminata Samaké 485
(sunan) [dans la marge] le petit mil est semé le 5 juillet 2003, Madou Camara (Doc. 23)
Parmis les huit chèvres se trouvent trois femmes (Bamousso 486 ) dont une blanche et deux rouges, « Avis de perte » diffusé à la radio à Fana en janvier 2003
Il y a aussi quatre jeunes chèvres (baguéré 487 )..., id.
Le huitième est un bouc (bakoron 488 )..., id.
... il a déposé le sac d’oignon (Layi 489 )..., « Avis de perte », diffusé à la radio à Fana en février 2003.’

Les mots en bambara traduits entre parenthèses sont des espèces animales ou végétales, c’est-à-dire des termes désignant des réalités locales, et un nom de maladie, qui ressort peut-être également de cette catégorie. Cette modalité-ci de la traduction se distingue des autres (mise en équivalence par le signe égal chez Demba, par des flèches dans les listes lexicales de Baïné Coulibaly, par la disposition graphique en colonnes chez les autres scripteurs de listes lexicales) en ce qu’elle est asymétrique : il s’agit de la traduction ponctuelle d’un terme en bambara dans un discours en français. Le recours au bambara peut être interprété (comme plus haut dans le cas des recettes) soit comme un pis-aller, en l’absence du terme français correspondant, soit comme connotant la couleur locale.

Tous ces exemples sont extraits de textes écrits par des individus scolarisés au-delà du premier cycle, et, pour trois d’entre eux, seulement en français. Ce profil particulier suggère que cet usage des guillemets renvoie à une tradition lettrée qui n’est pas celle des classes d’alphabétisation ni celle des écoles bilingues. En effet, comme nous l’avons souligné plus haut, les manuels scolaires africains ne mettent pas couramment en scène la différence des langues par un tel usage des guillemets (ou des italiques) 490 . Dans le cas de Madou, on peut faire l’hypothèse que sa socialisation professionnelle dans le cadre de son emploi à la radio l’a mis en contact avec des textes opérant une mise à distance graphique de mots d’une autre langue dans des textes en français. L’enquête reste à poursuivre afin de déterminer les contextes d’acquisition de cette pratique. Il reste que l’usage des langues peut être décrit comme marqué par un souci de distinction, au sens propre, des deux codes. On peut aller plus loin et donner un sens sociologique au terme de distinction, en renvoyant au cadre d’analyse proposé par Bourdieu (BOURDIEU, P. 1979). Le sens de la légitimité, défini comme l’adhésion à la hiérarchie des langues de l’écrit, est acquis par ces scripteurs. En effet, cette pratique est fortement asymétrique, les emprunts au français en bambara n’étant pas traités comme hétérogènes. Le choix d’écrire en français, tel que Madou Camara s’en explique en entretien (dont nous rendons compte dans son portrait présenté en 1.3.3.3), est adossé à un discours qui traduit un rapport ambivalent à la communauté villageoise : il s’y inclut parfois en tant que résidant dans ce « milieu », selon ses termes, mais s’en excepte quand il est question des paysans pour lesquels le bambara est nécessaire. Dans tous les cas, il s’agit de scripteurs qui, même s’ils ne maîtrisent pas l’orthographe officielle du bambara, sont avertis de l’existence d’écrits en cette langue. Les guillemets ne mettent donc pas à distance des éléments inassimilables à un texte écrit, mais des éléments qui ne peuvent figurer dans un texte en français, et traduisent le choix d’écrire en français plutôt qu’en bambara.

Au terme de cette revue de trois actes d’écriture qui mettent en scène la différence des langues, on peut souligner un axe transversal à partir duquel on pourrait ordonner les deux premiers actes observés (réitérer et citer), selon que le traitement des différentes langues renvoie ou non à une hiérarchie de celles-ci. Par exemple, la réitération peut s’opérer dans des modalités où la différence de statut est minime : un lexique bilingue met en regard deux langues de statut équivalent (au sens de traduction près). Le même acte peut au contraire prendre des formes, comme l’usage des parenthèses avec traduction en incise, où la distinction entre les langues est forte. De même, dans la citation, les langues peuvent être assignées à des rôles fixes ou mobilisées à des niveaux énonciatifs différents. En revanche, la dernière pratique, celle de la mise à distance, est dans notre corpus associée à une hiérarchie des langues qui distingue le français des autres langues de l’écrit.

Notes
480.

Ce texte n’a pas pu être (pour des raisons matérielles) ni photographié ni photocopié. J’ai pu tout de même l’emprunter à sa propriétaire. Un passage de ce cahier ayant attiré mon attention en raison précisément de cet usage des guillemets, j’en ai effectué une transcription respectant ponctuation, mise en page et orthographe, qui sert de référence ici.

481.

Pour ce qui est du régisseur de la radio, le rapprochement avec le cahier de Madou Camara nous semble pertinent car ce dernier a exercé cette fonction dans une autre radio : il permet d’interpréter les pratiques actuelles de Madou comme marquées par sa socialisation professionnelle à la radio. On vérifie ici que même si la radio locale émet exclusivement en bambara, elle s’appuie sur des pratiques écrites où le français domine, quantitativement et en termes de statut.

482.

On peut remarquer que la traduction littérale en français qui figure dans le texte, « nuit du vendredi », prête à confusion, le bambara opérant le décompte des jours à partir de la veille du jour concerné.

483.

nsaban : Saba senegalensis (B.).

484.

Orthographe rétablie : cεmancε.

485.

La parenthèse n’est pas refermée. Cεmancε signifie le milieu.

486.

Orthographe rétablie : bamuso.

487.

Orthographe rétablie : bageren.

488.

Orthographe rétablie : bakɔrɔ.

489.

Ce terme signifie ail en bambara.

490.

Cet usage de la graphie pour distinguer entre emprunts intégrés (non signalés) et emprunts connotés culturellement est mis en œuvre chez des romanciers, comme A. Kourouma, dont J.-M. Bague étudie l’usage des mots étrangers dans le roman Monnè, outrages et défis (BAGUE, J.-M. 1998). Cependant, étant donné le profil de ces scripteurs, il faut plutôt envisager une matrice commune de cette pratique expliquant les pratiques du romancier et de ces scripteurs plutôt qu’une influence de la production littéraire, qui reste d’audience limitée en Afrique francophone.