3.2.3.2. Hypothèses

Les différents exemples présentés rendent compte des rapports entre les langues, tels qu’ils se dessinent dans le corpus des cahiers des scripteurs bilingues : variables selon les scripteurs, ils laissent toutefois observer des récurrences.

La logique comptable nous a paru impuissante à saisir la manière dont s’articulent les différentes langues dans des usages qui reposent sur le contraste. La langue qui domine dans un texte ne nous semble pas devoir être identifiée comme la langue majoritaire. Les critères que nous avons retenus sont de type énonciatif.

Ils permettent d’établir que, dans le cas d’écrits produits par des scripteurs qui mettent en scène la différence des langues, le français est toujours en position privilégiée. Ces pratiques sont le fait de scripteurs scolarisés au-delà du premier cycle, qui sont ou ont été engagés dans des pratiques professionnelles où prévaut une hiérarchie implicite ou explicite des langues au sein de laquelle le français domine. Elles se distinguent des pratiques mixtes de scripteurs comme Makan Camara ou Moussa Coulibaly où les différentes langues de l’écrit sont utilisées sans mise à distance du bambara ni de l’arabe.

Même restreint, ce résultat est important, car il conduit à une remise en cause de l’idée selon laquelle la répartition des langues à l’écrit s’établirait selon un partage identitaire qui assignerait au français les usages imposés et au bambara les usages les plus personnels. L’opposition entre langue maternelle comme langue du privé, des relations informelles, marquées par un caractère plus chaleureux et langue officielle, liée à des interactions publiques relève du sens commun dans l’analyse des contextes plurilingues. Gumperz l’a théorisée dans une opposition entre le « we code » (langue de l’entre-soi) et le « they code » (langue des interactions officielles) 492 . Notons que ce schéma a été proposé pour analyser le cas de communautés minoritaires dans le cadre de la société américaine. Notre contexte est bien différent, puisque le bambara n’est pas une langue fortement connotée culturellement, mais plutôt une langue partagée. Cependant, à l’oral une description globale de la situation selon laquelle le français est réservé à des contextes officiels (scolaires ou administratifs) est assez juste, à certaines exceptions près : ainsi, le français, langue scolaire, peut chez les étudiants de passage au village fonctionner comme marqueur de connivence.

Comment interpréter le fait que le français soit la langue d’écriture privilégiée par certains scripteurs bilingues dans leurs cahiers ? Nous allons avancer ici quatre hypothèses.

1 ère hypothèse : le français, langue scolaire

Nous avons souligné que la socialisation à l’écrit au sein de l’école bilingue est dissymétrique. Même la visée actuelle d’une « convergence des langues » ne rend pas compte de la réalité de pratiques pédagogiques orientées vers l’acquisition du français. A fortiori, pour ce qui est de notre population d’anciens élèves, scolarisés avant ce tournant pédagogique, le français est la langue que dans leur majorité ils déclarent avoir le mieux acquis au terme de leur premier cycle (cf. supra 1.3.2.2).

En particulier, la pratique de la rédaction en bambara n’est pas attestée pour ces anciens élèves, or on peut considérer que c’est avec cette pratique que se met en place une forme d’injonction à écrire à la première personne.

Pour les bialphabétisés passés par l’école classique (puis l’alphabétisation pour adultes en bambara), la socialisation à l’écrit est d’abord la socialisation scolaire en français seulement. N’ayant pas non plus été amenés à produire de rédaction en bambara, ces scripteurs s’orientent vers le français quand il s’agit d’écrire des textes comparables (par exemple, « l’histoire des faits qui on[t] passé » de Moussa Camara).

2 ème hypothèse : le français, langue rare

D’une manière générale, pour comprendre les usages de l’écrit, il faut prendre en compte le contexte scripturolinguistique. Or le français est, au village, une langue de l’écrit plus rare que le bambara. Le souci de préserver ses secrets est souvent avancé pour justifier le choix de cette langue, de manière tactique.

Signalons tout de même que cette explication peut valoir pour d’autres langues. D’autres configurations sont possibles qui amènent à privilégier d’autres langues dans cette fonction cryptique. Ainsi Bouya Keïta (GL 2, alphabétisé et école coranique), déclare écrire certains de ses secrets en arabe, le bambara étant connu de ses enfants (alphabétisés ou scolarisés). En revanche, un ancien élève interrogé à Bamako a déclaré écrire ses secrets en bambara, langue de l’écrit moins bien maîtrisée dans son environnement immédiat que le français (KU 12).

3 ème hypothèse : le français, langue de l’écrit

Certaines justifications du français comme langue « à soi » lui confèrent cependant une valeur autre que contextuelle. Le choix du français peut apparaître comme un choix expressif : le scripteur prend le parti d’écrire dans une langue qui est d’un usage rare à l’oral afin de marquer la spécificité de cette expression écrite. A cet égard, les usages contrastifs du code-switching visant à mettre à distance les termes en bambara sont des indicateurs forts d’une telle posture. Cette attitude est souvent articulée à des discours sur l’enjeu de distinction, au sens sociologique, de cet usage, comme nous l’avons repéré chez Madou Camara.

4 ème hypothèse : le français, langue de l’ailleurs

Enfin, la constitution d’un espace à soi passe par la langue de l’écrit qui connote l’extérieur au village, notamment l’expérience migratoire souvent urbaine. Des modèles culturels circulent en cette langue, qui s’impose alors. Sur ce point, l’analyse doit être nuancée, car des éléments de la culture juvénile urbaine sont associés au bambara (notamment la radio locale et les pratiques de l’écrit associées aux émissions musicales). Cependant, les informations internationales et les résultats sportifs des compétitions mondiales sont transcrits en français.

Selon les cas considérés, l’une ou l’autre de ces hypothèses apparaît pertinente pour expliquer le choix du français. Elles permettent de rendre compte du fait que l’écriture pour soi n’a rien de spontané, et passe souvent par l’usage d’une langue seconde dans le répertoire oral, mais qui a toute sa place dans le répertoire scriptural.

Notes
492.

Cette opposition est notamment discutée dans la contribution de M. Sebba et T. Wooton intitulée « We, they and identity » à l’ouvrage collectif dirigé par P. Auer Code-switching in conversation (SEBBA, M. & WOOTON, T. 1998).