3.3. Manières de tenir chronique

Nous avons évoqué à plusieurs reprises dans l’analyse des pratiques le rapport entre l’écrit et le temps. Il faut rappeler d’emblée que, comme nous l’avons indiqué en 2.4.1.2, la mesure du temps est liée à des dispositifs scripturaux, notamment le calendrier. Ainsi certaines notations de dates qui apparaissent dans les cahiers sont rendues possibles, en amont, par l’existence de ces outils propres à des cultures lettrées (l’écrit administratif et officiel, pour le calendrier grégorien ; les traditions écrites de l’islam dans certains usages du calendrier lunaire). Mais comment s’opère la mise en série de ces notations ? Quels rapports au temps suppose l’écriture des cahiers ?

Notons que ces questions sont soulevées dans les travaux qui portent sur les traditions européennes évoquées plus haut. Ainsi, l’un des trois traits de caractérisation des livres de famille italiens retenus par Raul Mordenti est « la conception du temps, qui assume également une fonction organisatrice de l’écriture et du livre »(cité par C. Cazalé Bérard et C. Klapisch-Zuber, cf. supra 0). Concernant les écritures qui se déploient sur des cahiers, la question se pose particulièrement dans la mesure où la troisième dimension du codex (celle de la série de pages par rapport à l’espace bi-dimensionnel de la page ou de la double page) est dans bien des traditions lettrées exploitée pour rendre compte du temps qui passe. Il faut signaler d’emblée que des rapports au temps distincts sont en jeu dans ces traditions : si l’écriture personnelle se situe dans un registre essentiellement rétrospectif, quelques genres, comme l’agenda, engagent des pratiques prospectives. Dans le champ rétrospectif, les livres de raison, parfois décrits comme des « mémentos », suggèrent un usage de l’écrit comme support d’une mémoire du quotidien 493 , bien différent de celui qui caractérise les Mémoires, où s’élabore un retour sur une vie écoulée destiné à la postérité.

Nous allons analyser la manière dont l’écriture des cahiers s’organise dans la perspective d’une prise sur le temps ; puis nous travaillerons sur l’hypothèse selon laquelle le cahier déploie une temporalité propre.

Notes
493.

Pour M. Foisil, les livres de raison, de par leur écriture au jour le jour, nous livrent une appréhension fragmentaire du temps (cf. supra ).