Longues durées

On peut revenir ici aux déclarations des enquêtés concernant l’intérêt de savoir lire et écrire. Nous avons dégagé dans la 2ème partie deux intérêts majeurs reconnus par les enquêtés à l’alphabétisation (cf. infra 3.2.1.1) : l’idée d’une indépendance, revendication que nous avons amplement analysée ; l’aptitude à la conservation que possède l’écrit, notion sur laquelle nous allons nous arrêter maintenant.

Cette notion est parfois exprimée en bambara dans des composés où entre le verbe « k’amara », conserver : « maralikεyɔrɔ », lieu de conservation, désigne l’écriture chez Thiémokho Koné dans l’extrait cité en 2.2.1.1 (K 63) ; « maramafεn », chose à conserver, est utilisé par Moussa Sanogo pour désigner une notation (K 3). Le plus souvent, l’écriture est désignée comme le moyen de lutter contre l’oubli, puisqu’elle fournit l’assurance que l’information sera toujours accessible, « pour les jours à venir » (« dɔnnatawkama ») précise Maïmouna Touré (K 7) dans l’extrait d’entretien cité plus haut (3.1.2.2.).

Issa Coulibaly formule ainsi cette idée :

IC Ko kɔni, ko mana mεεn cogo o cogo, ayiwa, n’a sεbεnnen bε i bolo, don na a bε kε ko kura de ye i bolo. Ɔɔ ! sεbεnni kɔni bε na ni o de ye.’ ‘ Traduction : ’ ‘ IC En tout cas, une chose, aussi lointain soit le passé dont elle relève, eh bien, si tu en possèdes la notation écrite, un jour elle deviendra une chose neuve pour toi. Voilà, l’écriture possède cette aptitude (K 50).’

On voit l’écriture investie du pouvoir de rendre comme neuves des données passées. Notons que le passé dont il s’agit est souvent lointain, les enquêtés prenant comme exemple des nombres d’années très grands. Nous avons émis plus haut une réserve sur ces déclarations, nous demandant s’il s’agissait d’une expérience des scripteurs ou de la reprise d’un topos des discours sur le savoir véhiculés par les institutions d’éducation (scolaire ou d’alphabétisation). Nous pouvons ici nous tourner vers leurs cahiers pour essayer d’approfondir ce point.

La première remarque que l’on peut faire en considérant les cahiers est que leur temps d’écriture, tel qu’il peut être reconstitué par les dates d’écriture (souvent distinct du temps des événements notés, comme nous le verrons ci-après), est long. On peut prendre pour point de comparaison les périodes de rédaction des huit livres de raison limousins étudiés par J. Tricard, qui vont de 15 à 60 ans (dans ce dernier cas, l’écriture entreprise par un homme est poursuivie par un de ses fils et trois de ses petits-fils) (TRICARD, J. 1988). Dans notre cas, l’écriture, la plupart du temps autographe, et le caractère personnel du cahier n’autorisent pas de telles reprises (du moins dans les cahiers observés). Cependant, une durée d’écriture de plusieurs années est habituelle. Sur la double page observée en ouverture de cette partie, tirée du cahier de Modou Fomba, les dates de naissance notées vont de 1994 à 2000. Les changements d’encre accréditent l’hypothèse, ici, d’une écriture au fil des événements. La page du cahier de Makan Camara consignant des naissances et un mariage comporte de même des événements datés de 1996 à 2001. Sur le cahier de Moussa Camara qui consigne « l’histoire des faits qui on[t] passé », on repère un premier bloc d’écriture homogène concernant des faits de 1990 à 1993. Il s’agit là sans doute d’une copie de notations préalablement effectuées au brouillon ou sur un cahier plus ancien. Ensuite, après un saut de ligne, caractérisée par une écriture plus relâchée, et une encre bleue de couleur légèrement différente, une phrase ouvre une série de notations qui vont de 1993 à 1999 (au verso). Cet exemple montre que des indices graphiques liés à la disposition ou à la qualité de l’écriture manuscrite (couleur, forme) permettent parfois de dater l’écriture.

La pratique de la notation d’événements sur le moment caractérise le cahier de relevé pluviométrique de Baba ; dans ce cas exceptionnel, l’écriture a lieu depuis plus de 20 ans (le début date de 1982 ; observé en 2002, le cahier est toujours tenu en 2004). Dans ce cas, il y a coïncidence entre la date de l’événement et la date de l’écriture. Lorsque cette dernière est indiquée, comme dans l’usage scolaire de débuter toute séquence d’écriture par l’indication de la date du jour, elle constitue l’indice le plus sûr concernant la durée effective d’écriture. Présente sur différents cahiers, elle nous permet d’évaluer à quatre ans la durée d’écriture du « cahier de souvenir » de Ganda Camara, à deux ans celle d’un des « cahier de contrôle » de Moussa Coulibaly, à un an celle du cahier de Demba Coulibaly en cours. Cette revue permet de souligner la longue durée (le plus souvent plusieurs années) qui caractérise le temps d’écriture des cahiers.

Entrant dans le contenu discursif des cahiers, nous pouvons envisager la question du temps, non plus de l’écriture, mais des notations elles-mêmes, en utilisant comme indicateur l’usage des temps verbaux.

D’un point de vue méthodologique, soulignons d’emblée la difficulté d’une investigation sur les temps concernant des écrits mêlant deux langues à la syntaxe différente. La notion de « temps » verbal ne recouvre pas exactement la même chose dans les deux langues. Rappelons qu’en bambara, parmi les six types d’énoncés possibles, seuls deux sont des énoncés verbaux 495 . Gérard Dumestre rappelle que « les marques de conjugaison expriment des aspects (accompli, inaccompli, injonctif…), dont les valeurs ne sont pas intrinsèquement temporelles » (DUMESTRE, G. 2003 : 203).

Signalons aussi que des tournures nominales, notations ne constituant pas des énoncés, apparaissent en français comme en bambara, et ce beaucoup plus souvent à l’écrit qu’à l’oral. Dans ce cas, la question du temps verbal n’est pas pertinente. Cependant, on remarque un recours assez important aux phrases verbales même dans des écrits relevant de la prise de note (par exemple dans le cas évoqué plus haut du calendrier, où on attendrait systématiquement un syntagme nominal, et où on lit une phrase).

Un repérage global permet de constater que le scripteur rapporte le plus souvent les événements comme relevant d’un passé révolu (passé composé en français et accompli bambara). Ainsi, l’« histoire des faits qui on[t] passé » de Moussa Camara est tout entière au passé composé. Les relevés agricoles (dates de semis ou de pluies) sont écrits au passé composé en français (« j’ai semé », Madou 1, cf. Doc. 23) et à l’accompli en bambara (« sanjinana », la pluie est tombée Mamoutou Coulibaly, cf. supra 2.3.1.2). Les dates de naissance sont le plus souvent exprimées au passé composé ou à l’accompli (un seul imparfait apparaît dans ce contexte, l’énoncé « s’était le garçon » précisant le sexe d’un enfant dans une liste du cahier de Makan Camara, cf. Annexe 6, cahier 2, p. 3). Le « cahier de souvenir » est également écrit au passé (passé composé français) mais émaillé de souhaits (d’heureux mariage par exemple) formulés le plus souvent au subjonctif. Si l’on excepte les recettes et formules, au fonctionnement verbal très particulier (recours en bambara à différentes marques de l’injonctif ; en français à des tournures infinitives à valeur injonctive également, à des impératifs et à des subjonctifs), l’essentiel des énoncés verbaux est exprimé au passé composé. L’usage de ce temps relève d’une manière de relater des événements qui caractérise la chronique au sens propre. Celle-ci peut être définie comme une mise en série chronologique des faits qui se distingue de l’histoire en ce qu’elle n’inscrit pas ces événements dans une perspective orientée.

Si le passé domine, les autres temps sont cependant utilisés dans les cahiers. Le présent apparaît régulièrement en français et en bambara dans les copies lors des formations, marquant soit l’état, soit la valeur générale. Un seul futur apparaît dans l’interrogation formulée en français par Madou Camara p. 7 de son cahier : « Est-ce que la radio Fanakan sera en marche ? ». Il figure sous une liste de donateurs qui ont apporté des fonds lors du lancement de la radio. La juxtaposition de cette liste titrée « les informations sur la radio Fanakan » et de la question posée montre que le cahier se fait ici espace d’expression, le point d’interrogation apportant une valeur dubitative à l’énoncé.

Ainsi, l’analyse des temps verbaux permet de souligner la domination du passé. Celle-ci prend la forme de l’accompli (ou du passé composé qui a une valeur proche en français). La chronique semble donc enregistrer des événements non seulement passés, mais d’une part situés dans une temporalité révolue, et d’autre part rapportés sur le mode de la chronique au sens propre, c’est-à-dire en dehors d’un cadre historique qui leur donne sens. Nous aurons à reprendre ces deux hypothèses dans la suite de l’analyse.

Cette première sous-partie a permis de dégager la pluralité des mémoires mise en jeu par l’écriture, et la diversité des usages de l’écrit corrélative. Nous distinguons ici la « mémoire vive », faculté de remémoration dans son usage quotidien, de la mémoire constituée par un processus de mise en mémoire, d’organisation d’un ensemble de références qui peuvent être communes à un groupe (mémoire familiale, mémoire des pairs scolaires) ou à un individu. Quand l’écrit sert de support à une mémoire vive, sollicitée dans le cadre d’une action déterminée, il ne vise qu’à conserver des informations bien précises, et n’a pas à être gardé au-delà de l’action. L’écrit n’est alors qu’un point d’appui à des notations qui peuvent être succinctes. Les cahiers comportent des notations qui s’apparentent à ces usages (décomptes familiaux du coton par exemple). De manière différente, quand une information destinée à être conservée, comme un souvenir ou une archive, est consignée dans des cahiers, l’écrit constitue la mémoire. Le relevé est alors plus soigné, plus explicite. Soulignons cependant la fluidité des pratiques entre ces deux pôles. Une notation prise pour soulager la mémoire de l’instant, peut a posteriori, être considérée comme un souvenir. Des pratiques de notations personnelles cryptiques sont avérées, qui relèvent littéralement de l’« aide-mémoire », puisqu’elles sont le support d’une remémoration possible chez le seul détenteur du chiffre, mais qui participe de la constitution d’une mémoire individuelle. Le passage d’un support à l’autre (de la croix sur un calendrier à la note sur un cahier) ainsi que les pratiques de réécriture introduisent du jeu dans cette répartition. D’une manière générale, on peut dire que les pratiques les plus utilitaires de l’aide-mémoire peuvent toujours être réinvesties d’un rôle de constitution d’une mémoire.

Cette porosité entre ce qui relève d’une mémoire vive et ce qui constitue une mémoire de la longue durée tient également à la pluralité des dimensions temporelles qu’engagent ces pratiques.

Notes
495.

Les énoncés non verbaux sont susceptibles de recevoir une marque, celle de l’inactuel (tun), mais elle n’est pas attestée dans notre corpus.