Dans les cahiers, trois dimensions temporelles s’entrelacent.
La première est le temps de l’écriture. Celui-ci peut-être indiqué sur le cahier, avec la notation de la date du jour d’écriture. Cette pratique reprend souvent la forme scolaire, la date (jour de la semaine, quantième, mois, année) permettant d’ouvrir une nouvelle page d’écriture. Le moment de l’écriture n’est pas toujours marqué ; dans ce cas, des indices graphiques (la qualité de l’écriture manuscrite, la couleur de l’encre) peuvent, comme nous l’avons vu précédemment, permettre de le reconstituer avec une précision plus ou moins grande.
La deuxième dimension temporelle est la chronologie des faits notés. Ceux-ci sont généralement datés. Dans les cahiers, la gamme des données factuelles va de la notation en apparence la plus insignifiante liée au quotidien du scripteur (il a plu ce jour) à l’« événement » médiatiquement constitué comme tel (la finale de la Coupe d’Afrique des Nations de football). Cette dimension temporelle est en réalité elle-même plurielle, si l’on distingue les temporalités selon leur échelle individuelle, familiale, locale (du groupe de pair ou du village), nationale ou internationale.
La troisième dimension temporelle en jeu dans les cahiers est celle qui suit la linéarité du support. Il s’agit en réalité d’une dimension spatiale (la troisième dimension du codex déjà évoquée), que l’on peut sans peine rapporter à un axe temporel si l’on considère le cahier comme un objet que l’on feuillette, dans l’ordre de lecture qui est celui d’un livre. On peut travailler ici par analogie à partir des analyses portant sur le calendrier, dont Jeandillou écrit que « sous ses dehors de grille à la fois contrainte et facétieuse, [il] contribue à faire advenir, par la convention même de son organisation, un ordre qui se surajoute aux autres » 496 (JEANDILLOU, J. F. 2002 : 334). On considère ici, de manière similaire, que l’ordre linéaire de lecture ou d’écriture du cahier constitue un axe temporel que les scripteurs ont à prendre en compte, soit qu’ils en usent comme d’un ordre chronologique implicite, soit qu’ils le subvertissent. On définit, pour les scripteurs scolarisés ou alphabétisés, l’ordre « linéaire » d’écriture d’un cahier comme celui qui nous est familier : l’écriture des lignes de gauche à droite, la succession des lignes de haut en bas, et, la reliure étant à gauche, la succession de pages à partir de celle qui nous fait face. Ce modèle est celui des cahiers écrits en français et en bambara (dont le sens d’écriture est de gauche à droite comme le français). Quelques variantes apparaissent, comme la possibilité de prendre le cahier comme un bloc, ce qui modifie la manière de feuilleter le document, ou encore l’écriture transversale dans le cahier de Ganda Camara - dans ce dernier cas il s’agit d’une subversion de l’ordre scolaire d’écriture qui se comprend dans ce contexte d’un cahier en marge de l’école. Mais le modèle demeure celui que nous avons indiqué. En revanche, nous avons constaté que dans un cas comme celui du cahier-livre de Ba Madou Sanogo, la pluralité des graphies et l’inclusion de l’arabe (dont le sens d’écriture est différent) rendent la détermination d’un ordre d’écriture du cahier plus délicate (3.2.2.2.).
Nous allons observer selon quelles modalités ces dimensions se superposent. Dans le cas d’une écriture quotidienne, consignant les faits du jour, et suivant l’ordre du cahier, ces trois dimensions coïncident. Nous verrons que ce modèle de la chronique journalière est rarement complètement suivi, même s’il est l’horizon de bien des pratiques.
Cité in (JOLY, N. 2004).