Ecrire au jour le jour : le temps de l’écriture comme matrice de la pratique

Dans sa forme accomplie, l’écriture quotidienne et systématique n’est attestée dans notre corpus que dans le cahier professionnel de Demba Coulibaly dont nous avons commenté plus haut une page consignant les détails de son « activité » (cf. supra 2.3.1.2 - Doc. 3). Il s’agit, dans l’horizon du contrôle, de notations régulières où à une date correspondent un lieu de travail (colonne « villages » 497 ) et des activités (colonne « obsèrvations »). Dans la première colonne (« dates ») apparaissent toutes les dates consécutives durant la période concernée par cette page (du 09/08/1965 au 31/08/1965). Si l’on se réfère à la distinction des manières de tenir chronique effectuée par Jack Goody et rappelée plus haut, on observe qu’il s’agit d’une notation systématique : ce n’est pas l’événement qui guide l’écriture, mais la succession uniforme des jours. Même le repos hebdomadaire est signalé comme tel : « jour Dimanche ». Quand une même activité se poursuit sur plusieurs jours, elle est tout de même signalée pour chacun des jours concernés, par l’expression « Même devoir ». La liste des jours dans la première colonne reproduit une grille calendaire. Au sein de cette institution qu’est la CMDT, où il est entré en 1963, Demba semble pris dans un cadre disciplinaire fort. Le contrôle s’exerce directement, par voie hiérarchique (ce qui apparaît dans ce cahier dans l’inspection par son supérieur, déjà commentée), et indirectement, dans l’obligation qui lui est faite de rendre compte de manière exhaustive de son emploi du temps journalier. Le fait que les jours chômés apparaissent dans la liste, pour être indiqués comme tels suggère un quadrillage serré du temps, qui est a priori un temps de travail, de « service » selon l’expression qu’utilise Demba à l’oral. Il est ainsi amené à s’excuser de son inactivité forcée : « Empêché par la pluie », « Traite ma toux ». Dans ces formulations où l’usage de la prise de notes apparaît incomplètement maîtrisé, se fait jour une hésitation entre la notation personnelle (que serait la forme : « j’ai traité ma toux ») et le style télégraphique qui fait ici fonction de norme, et dans lequel l’énonciateur s’efface. La concision semble la règle, avec pour résultat une grande homogénéité des notations qui occupent pour chaque jour une ligne et une seule.

Dans une telle pratique, le temps de l’écriture, qui suit scrupuleusement le calendrier civil, est le fil directeur de l’écriture, avec une injonction forte, ici professionnelle, à l’écriture quotidienne. Nous avons signalé que la régularité ici déployée fait figure d’exception, mais que ce dispositif se retrouve sous des formes plus souples dans d’autres pratiques professionnelles. Ce modèle professionnel n’est toutefois pas repris dans l’écriture des cahiers, contrairement à ce que décrit Nathalie Joly concernant les carnets d’agriculteurs français qu’elle a étudiés. Au terme de l’analyse des huit monographies d’agriculteurs de Haute-Saône qu’elle présente dans sa thèse, elle constate qu’« écrire journellement s’énonce pour tous comme une règle » (JOLY, N. 1997 : 288). Elle cite cette déclaration forte d’un de ses enquêtés : « Une page blanche, c’est comme s’il ne s’était rien passé ». Sur notre terrain, cette injonction à une écriture quotidienne n’apparaît pas dans les cahiers personnels. Cette première configuration, l’écriture réglée sur le calendrier, est donc d’usage exclusivement professionnel 498 . En revanche, la chronique au gré des événements est une forme qui structure la plupart des cahiers.

Notes
497.

Dramane Coulibaly, en tant que chef de ZAF, avait sous sa responsabilité un ensemble de villages.

498.

Du moins sur notre terrain. La question de l’influence du genre des tarikh, chroniques attestées dans les cultures lettrées de l’islam, sur les écrits étudiés ici ne peut être abordée faute de données. L’enquête est à poursuivre sur ce point.