Dans cette deuxième figure, le temps de l’écriture et le temps des faits consignés coïncident, l’ « événement » motivant l’écriture. Il s’agit du modèle qui structure les listes de dates de naissance qui apparaissent sur divers cahiers (Makan Camara, Mamadou Fomba). Dans ce cas, on observe également un respect de la linéarité de l’ordre de lecture du cahier, au moins à l’échelle de la page (dans le cas de la double page présentée au début de cette partie, la liste commence sur la page de droite de haut en bas pour se poursuivre sur la page de gauche de haut en bas). Le cahier météorologique de Baba procède de ce modèle : chaque phénomène météorologique impose l’écriture.
On doit cependant souligner, une fois de plus, la singularité de ce dernier exemple. Dans l’ensemble des cahiers, les notations agricoles et météorologiques ne constituent pas la matrice de l’écriture. Dans plusieurs cahiers, les données météorologiques ou agricoles sont listées sur des pages à part (cahiers de Madou Camara, Mamoutou Coulibaly, Demba Coulibaly). On observe que les cahiers mêlent souvent des temporalités diverses (familiale, individuelle, villageoise), sans en privilégier une. C’est ce que montre la lecture détaillée du cahier de Makan Camara, auquel nous nous sommes déjà référée précédemment pour l’analyse de la répartition précise des langues dans un cahier (cf. supra 0, Tableau 2).
Notre fil directeur dans cette étude de cas est la question de la nature des faits consignés, auxquels nous nous référons de manière générique comme à des « événements ». Nous verrons ici que ce qui est retenu ressortit à des registres différents (chronique individuelle, familiale et villageoise ; informations entendues à la radio), ce qui permet de discuter la désignation de ces faits comme des événements.
Rappelons que Makan Camara est né en 1967. Il a fait partie de la première cohorte d’élèves de l’école de Kina, entrés en 1979 499 . Il a accompli un cycle complet à l’école bilingue, sans redoublement, et après son succès à l’examen de fin de cycle, il a poursuivi ses études pour quelques mois à Fana en 7ème. Durant son enfance, il a suivi deux ans l’école coranique (il a appris par cœur les sourates du Coran les plus courtes qui composent le « Sabi »). Il a été en migration à l’étranger (sans doute en Côte-d’Ivoire) pendant moins d’un an. De retour au village, il a été associé au travail de l’association villageoise (AV), pour la tenue des documents liés à la production du coton. Il a été formateur d’alphabétisation pendant quelques années, et revendique toujours ce titre, même si aucune session d’alphabétisation pour adultes n’est actuellement organisée. Il a également été magasinier pendant trois ans et est actuellement secrétaire-adjoint de l’AV. Il est aujourd’hui agriculteur, et est devenu chef d’exploitation après la scission de l’exploitation familiale suite au décès de son père 500 . Les deux exploitations issues de cette scission, celle de son grand frère et la sienne, restent réunies dans la même concession.
Nous disposons de six photos, six pages de son cahier, dont nous n’avons pas l’intégralité 501 . Des détails des deux premières pages ont déjà été commentés (cf. Doc. 14 et 20). Sur la première page figure un tableau, dont l’identification précise pose problème. Il s’agit de la récapitulation de dons ou de cotisations. La première colonne (« nyεfɔli », explication) déploie une liste de personnes (identifiées en général par leurs prénom et nom, suivis de l’indication du lieu d’origine). Deux autres colonnes (« ba », chèvre ; « nyò », mil) sont vides dans la partie du tableau photographiée. L’avant-dernière colonne comporte le montant d’argent versé par chaque personne, la dernière colonne en effectue l’addition progressive. Nous pouvons émettre l’hypothèse qu’il s’agit là de la recension des montants reçus à l’occasion des funérailles. L’indication marginale qui précède serait alors de l’ordre du commentaire, voire du titre.
Le texte qui figure dans la marge supérieure reprend en effet les formules classiques du communiqué de décès, genre que nous avons analysé plus haut (cf. supra 2.4.2.3) en donnant le jour et l’heure du décès du père du scripteur. On peut relever l’usage du pronom de la première personne au pluriel, dans l’énoncé « alla y’an fakoroba ka kalifa minè », Dieu a rappelé à lui notre vieux père (le pluriel correspond à une forme de politesse usitée). Le paraphe déjà signalé, sur le coin gauche, accompagné de la date de l’année, a sans doute une fonction d’ouverture du cahier.
Sur la page qui suit 502 , ce pronom personnel apparaît, en français cette fois, et toujours au pluriel dans l’expression insérée par une flèche : « année du déçai de nos père » (Doc. 20, commenté ci-dessus en 0). On peut interpréter cette forme comme un calque de l’usage bambara analysé précédemment. L’aide-mémoire mêle ici notations agricoles et familiales.
La troisième page photographiée consiste en une liste de dates d’accouchement de femmes de sa concession (mais pas toutes de son exploitation au sens strict, une des femmes de son frère y figurant) et de la date de la célébration d’un de ses mariages. Ces dates vont de 1996 (date probable de début de l’ouverture du cahier) à 2001 (les photographies ont été prises en 2003) 503 . Quatre énoncés débutent en français (les naissances), un seul est en bambara (le mariage). La traduction-transposition de la date, du calendrier civil au calendrier lunaire est soit effectuée (plus ou moins aboutie) soit prévue, un espace étant laissé vacant pour le faire dans un des cas.
La quatrième page disponible débute par une date en français qui est sans doute la fin d’une phrase débutée sur la page précédente 504 . La page date et détaille deux décès : celui du musicien congolais Pépé Kallé 505 ; celui d’un marabout. Le premier énoncé est tout en français. La transposition dans le calendrier lunaire n’est pas effectuée, ce qui confirme que celle-ci a une valeur symbolique, liée au contexte malien. Dans le second cas, un premier énoncé est principalement en français mais comporte deux incises en bambara : l’indication du surnom du marabout (« hakili douman », [hakiliduman] intelligent) en orthographe francisante ; la transposition de la date dans le calendrier lunaire. Cet énoncé est suivi d’une série d’informations complémentaires dans quatre énoncés en bambara. Pour ces énoncés, l’écriture en minuscules (même après les points) et une forme de graphie plus proche du script sont adoptées (même si l’orthographe est instable, notamment le marquage du pluriel comme en français par le « s » final).
La cinquième page comporte également deux informations : la première l’avis de décès, en français, du chef de village de Kina ; la seconde, en bambara, concerne l’inauguration de la mosquée de Kina, avec un deuxième énoncé donnant le nom de l’animateur de la radio présent ce jour-là.
Enfin, la sixième page consigne tout d’abord deux données personnelles, concernant des achats (où la première personne du singulier, en français, apparaît pour la seule fois), et le départ d’un membre de sa famille. Le dernier bloc n’a pas pu être déchiffré complètement, il s’agit visiblement encore d’un avis de décès, donné avec la correspondance de la date d’un calendrier à l’autre.
Plusieurs axes d’analyse sont possibles. Nous étudierons ici les rapports entre la nature des événements (selon la « proximité » plus ou moins grande avec le scripteur), leur chronologie (2ème dimension temporelle dégagée plus haut), leur position dans le cahier (3ème dimension temporelle dégagée plus haut).
Quant à la nature des faits rapportés, il s’agit parfois d’événements reconnus comme tels, à l’échelle internationale (décès d’un chanteur congolais), nationale (décès d’un marabout) ou locale. A titre d’exemple de ce dernier cas, la date d’inauguration de la mosquée du vendredi à Kina le 10 juillet 1998 (p. 5), figure dans deux autres cahiers du corpus, et a été citée par un autre scripteur en entretien comme un événement à consigner 506 . En revanche, le souvenir des achats « j’ai acheté une pompe une clé une pince dimanche le 19 mars 1998 » (p. 6) apparaît plus anecdotique, même si le fait qu’il soit daté et écrit dans le cahier suggère qu’il présente quelque intérêt. Nous utiliserons ici la catégorie d’événement de manière large, en nous rapportant précisément à la pratique d’écriture. On peut dire qu’un fait daté et consigné par le scripteur est constitué par là même en événement.
On remarque une répartition thématique claire (en laissant de côté les deux première pages dont l’analyse est complexe en raison du tableau difficile à interpréter). La page 3 est consacrée à une chronique familiale, sur le modèle de l’état civil ; la page 4 comporte deux événements « lointains » (la mort de Pépé Kallé, sans doute entendue à la radio, est un événement international ; la mort du marabout, un fait de portée nationale) ; la page 5 consigne deux événements marquants de la vie du village ; la page 6 liste des notations plus hétérogènes, les deux premières, seules identifiées, se rapportant à des faits personnels.
Pour rendre compte de la chronologie de ces événements, tous datés, on peut proposer la représentation graphique suivante.
Sur ce schéma, une ligne figure une page (sauf pour les pages 1 et 2 qui se réfèrent au même événement, le décès du père de Makan, daté d’octobre 1996). Sur chaque ligne, sont indiquées par des croix les dates des événements consignés. Les lignes fléchées permettent de visualiser la durée sur laquelle s’étalent ces notations, l’ordre chronologique étant respecté à l’échelle de toutes les pages (de l’événement le plus ancien en haut, au plus récent en bas).
On observe tout d’abord que l’ordre chronologique des événements qui ouvre chaque page (le début de chaque flèche) correspond à l’ordre du cahier. Contrairement à ce que l’on observe sur d’autres cahiers 507 , Makan n’a apparemment pas laissé de pages vacantes, mais a « ouvert » les pages les unes après les autres, comme autant d’espaces d’écriture, en suivant la linéarité du cahier.
On constate que les quatre pages qui se réfèrent à plusieurs événements (p. 3 à 6) portent sur des séries de faits dont les temporalités se chevauchent. En faisant l’hypothèse d’une écriture plus ou moins concomitante des faits, on peut dire que Makan a ouvert successivement plusieurs pages, sur lesquelles il a écrit dans le même temps. Il y a classé les événements selon leur registre. On peut définir de manière globale ces quatre registres ainsi : « état civil » familial, informations générales, chronique villageoise, notations « à soi ».
On voit ici se dessiner le portrait d’un chef de famille, soucieux de consigner les naissances de sa concession (p. 3), mais aussi des renseignements plus personnels : la notation de son mariage (p. 3 également) ne renvoie pas à une nécessité administrative, les mariages n’étant pratiquement jamais célébrés civilement, mais au souci d’en conserver le souvenir (cf. aussi p. 6). Curieusement, dans ce cahier détenu par un agriculteur, aucune notation agricole ou météorologique n’apparaît ; il est possible qu’un autre cahier leur soit réservé, à moins qu’elles n’apparaissent sur une page non photographiée. En revanche, Makan apparaît ici attentif aux nouvelles, qu’elles s’inscrivent ou non dans l’horizon du village (p. 4 et 5). Son intérêt pour des informations venues d’ailleurs, sans doute entendues à la radio, est à peut-être à rapporter à ses expériences migratoires (une période d’environ un an à Fana à 18 ans en 7ème, une migration hors du Mali).
Le cas de Makan est relativement représentatif de qui est observable dans notre corpus et de ce que les enquêtés déclarent faire. Nous avons ici affaire à un scripteur qui, bien que scolarisé assez longuement (7ème) et habitué à écrire pour l’AV, n’est pas vraiment un professionnel de l’écrit. Il produit des notations concises (trois énoncés au maximum pour un même événement, la mort du marabout détaillée page 4), dans des formes souvent éloignées des normes orthographiques et syntaxiques. L’examen linguistique de ses productions a également permis de relever le caractère mixte de ce cahier, même si le français domine. Cependant, une fois de plus, nous avons pu faire ressortir l’aptitude de ce scripteur à se servir de l’écrit à des fins propres. Il reprend des modèles qui circulent (genre de l’avis de décès, modèle de l’état civil), et organise ses notations selon une répartition ordonnée des événements par registre, sur un temps long, ce qui indique qu’il s’est saisi de l’espace graphique.
Pour conclure, on peut s’arrêter sur la manière dont s’articulent les différentes temporalités de l’écriture du cahier. On peut faire l’hypothèse que, de manière globale, le moment de l’écriture coïncide plus ou moins avec la date de l’événement (même s’il peut y avoir un petit décalage, les événements semblent consignés, sinon sur le vif comme le suggère la possibilité de notations suite à l’écoute de la radio, du moins dans un temps suffisamment proche pour se souvenir des dates et des heures 508 ). Cette hypothèse est appuyée par l’examen de l’écriture manuscrite qui fait apparaître nettement sur certaines pages des changements d’encre. La dimension du temps de l’écriture et celle du temps de la chronologie coïncident donc relativement. Peut-on parler pour autant d’une écriture au fil des événements ? Cette expression ne décrit pas exactement la pratique de Makan en ce qu’elle suggère une forme de passivité du scripteur. Or ce qui ressort de l’examen du cahier de Makan est au contraire l’activité de celui-ci dans le choix des informations et leur constitution comme événement par la notation. Cela est manifeste page 3 dans le choix de deux informations parmi bien d’autres qui circulent (diffusées par la radio) ; à la page 5, la notation des achats est aussi une sélection parmi d’autres courses. Au-delà de cette activité de sélection, nous avons relevé également l’opération de classement qu’effectue Makan, en utilisant comme ressource la forme du cahier, ce qui nous amène à considérer la troisième dimension temporelle de l’écriture sur ce support. A l’échelle de la page, la linéarité de l’écriture (succession de notes de haut en bas) correspond au déroulement chronologique des événements. A l’échelle du cahier nous avons vu que l’ordre du codex est respecté pour ce qui est des événements qui ouvrent la page, mais une fois ces pages devenues des espaces d’écriture, la notation d’un événement s’effectue dans celle qui correspond « thématiquement » à cet objet. L’écriture n’est donc pas à proprement parler guidée par les événements. Le contenu du cahier se résume bien à la notation de faits, mais qui font l’objet d’une mise en forme scripturale particulière.
Il ne faudrait pas pour autant supposer que tous les cahiers s’organisent de manière aussi régulière. L’examen de deux autres cahiers va nous permettre de mettre en évidence les manières plurielles de s’approprier l’espace du cahier.
A l’ouverture de l’école de Kina, le recrutement a porté sur des enfants nés entre 1967 et 1972.
Son exploitation est notée B par la CMDT ; lors de la campagne 2003-2004 il n’a pas cultivé de coton. Même avec une famille réduite (2 femmes, 2 enfants), le fait de ne pas cultiver de coton, et donc de n’avoir pratiquement pas de revenus monétaires, rend sa situation précaire (sa famille est souvent en situation de pénurie alimentaire durant la période de soudure).
Pour deux raisons, l’une liée à la prise de vue (ce cahier a été photographié au début du travail à Kina, à un moment de l’enquête où le cahier dans son ensemble n’était pas un objet central), l’autre au refus de l’enquêté de me laisser tout photographier (nous avons déjà évoqué la page concernant un projet de radio encore inabouti, cf. supra 2.1.3.1).
Peut-être pas immédiatement consécutive, mais pour plus de commodité, nous considérons ici les photos comme autant de pages qui se succèdent (numérotées de 1 à 6), sans préjuger de leur contiguïté. Si l’exhaustivité n’était pas de rigueur au moment de la prise de vue, l’ordre de leur prise coïncide ici avec l’ordre du cahier.
Le cahier semblait encore en usage lors de la première observation en 2002, mais plus en 2003. Entre temps, il a souffert de l’humidité.
On ne peut pas l’interpréter comme la datation du jour d’écriture car elle est antérieure aux événements consignés.
Pépé Kallé, célèbre musicien congolais, est décédé dans la nuit du samedi 27 au dimanche 28 novembre 1998.
K 6, Abdoulaye Coulibaly (en arabe).
La possibilité d’un premier jet au brouillon n’est cependant pas exclue.