3.3.2.2. Ordre du cahier et temps de l’écriture : le « cahier de contrôle » de Moussa Coulibaly

Dans cette section, nous nous appuierons sur un exemple, le « cahier de contrôle » de Moussa Coulibaly. Il rappelle à bien des égards le cahier de Makan Camara présenté ci-dessus, notamment par l’intrication des registres et le mélange des langues. Nous verrons cependant que l’enchevêtrement des temporalités ne se réduit pas aussi simplement que chez Makan à une distinction des registres. Ce cahier ne relève pas à proprement parler du genre de la chronique, même si les notations ont bien une fonction d’aide-mémoire. Il nous semble tout de même important de le décrire ici car l’examen de ce document permet de nuancer l’impression de régularité que donne un cahier comme celui de Makan Camara.

Ce cahier, dont nous disposons en quasi-intégralité, est titré par Moussa Coulibaly « cahier de contrôle » 509 . Il a été photographié in extenso, pages blanches incluses, jusqu’à l’avant-dernière page, en avril 2004 (30 pages ; p = 16). Signalons que j’avais déjà observé ce cahier en août 2002, et même pris en photo certaines pages. Mon intérêt pour ce cahier a pu modifier la manière de le tenir de Moussa Coulibaly avec lequel j’ai noué des liens d’amitié. Cependant, la plus grande partie du cahier était déjà écrite lorsque j’ai observé ce document pour la première fois ; on ne peut donc pas dire que dans son ensemble le cahier soit suscité par l’interaction avec l’ethnographe.

Pour décrire et analyser ce cahier, on se référera au Tableau 4 qui en récapitule de façon synthétique le contenu, en mentionnant les dates qui y figurent et les langues d’écriture.

Tableau 26 Le « cahier de contrôle » de 2001 de Moussa Coulibaly
page date contenu langues 510
couverture 23/10/2001 nom, prénom, date, nom d’un camion fr (date)
p. 1 - nom, prénom , titre, autres indications fr (date)
p. 2 - page blanche -
p. 3 23/10/2001 crédits fr (date)
p. 4 - suite et fin [« ses fini . /. »] fr (date), fr
p. 5 01/01/2002 crédits fr (date)
p. 6 - calcul familial du coton fr
p. 7 - idem -
p. 8 - page blanche -
p. 9 - données numériques (?) b
p. 10 26/08/2003 copie de prières et d’indications, encre verte ar (lat.), fr
p. 11 - idem ar (lat.)
p. 12 - idem ar (lat.)
p. 13 27/08/2003 idem ar (lat.)
p. 14 28/08/2003 idem ar (lat.)
p. 15 01/09/2003 idem ar (lat.), fr (date)
p. 16 - page blanche -
p. 17 - page blanche -
p. 18 - page blanche -
p. 19 28/04/2002 adresse, formules fr (date, adresse), b (formules)
p. 20 - suite et fin d’une formule [ . /.] b
p. 21 - page découpée -
p. 22 - idem -
p. 23 août 2003 crédits fr
p. 24 [2002] 511 résultats sportifs, Coupe d’Afrique fr
p. 25 [2002] idem fr
p. 26 [2002] idem fr
p. 27 [2002] idem fr
p. 28 [2002] idem + Coupe du Monde fr
p. 29 - page blanche -
p. 30 - page blanche -
p. 31 - page partiellement découpée -
p. 32 512 - idem + dessin d’un camion -
p. 35 513 - dessin (suite) -

Le titre « cahier de contrôle », que porte également un autre cahier ouvert par Moussa en mars 2003 (p = 4), est sans doute l’emprunt d’une dénomination scolaire. Il décrit adéquatement l’usage premier de ce cahier, tel qu’il apparaît sur les trois premières pages de ce cahier, de même qu’au début de celui de 2003, qui consiste à noter des crédits consentis et à les rayer au fur et à mesure qu’ils sont honorés. Il s’agit bien d’une activité de « contrôle » : contrôle des autres, contrôle de sa propre gestion de la boutique. Ces crédits sont répartis selon des ensembles distincts (des périodes d’activité ?) : ici un premier bloc couvre la page 3 et le haut de la page 4, il est clôt doublement, par la mention « ses fini [c’est fini] » et par le signe de point final ˙/. ; un second bloc occupe la page 5, dont l’espace est divisé en 4 par une ligne verticale et une ligne horizontale. Chacun de ces ensembles est daté (octobre 2001 pour le premier, janvier 2002 pour le second).

Si l’on suit l’ordre de lecture du cahier, on rencontre ensuite une double page (p. 6-7), déjà analysée à propos des pratiques de comptes (cf. supra 2.4.1.2), non datée.

Suit une page blanche (p. 8), puis une liste numérique non identifiée, ainsi qu’un calcul posé (avec des indications en bambara), sur la page 9.

Les pages 10 à 15 constituent un ensemble homogène. Les dates d’écriture sont très resserrées : du 26/08/2003 au 01/09/2003 514 , soit une semaine. Le texte est constitué par la copie d’un texte, sans doute tiré d’une brochure en arabe translittéré (peut-être une brochure bilingue franco-arabe ou bambara-arabe). Les textes sont copiés en arabe translittéré en graphie latine. Ils sont écrits au stylo à bille vert, la couleur verte étant souvent associée à l’islam ; cela constitue une manière pour le scripteur de distinguer ce bloc d’écriture au sein d’un ensemble de notations profanes. Les dates figurent sous forme numérique (quantième, mois, année), précédées de l’initiale du jour de la semaine en français (sauf la dernière pour laquelle le jour est donné en toutes lettres). Chaque prière est titrée de la formule d’ouverture « bismillâhi al-raḥmân al-raḥîm »,Au nom de Dieu, le Tout miséricorde, le Miséricordieux, chacun des versets étant numéroté. La page 10 constitue une sorte d’aide-mémoire de ce qui constitue la base de la prière musulmane, permettant d’accomplir une « rak’a », c’est-à-dire l’unité élémentaire de la prière composée d’une série de gestes et de prières à réciter. En effet, sur cette page figure la Fâtiḥa, par laquelle débute toute prière ; puis la prière à dire en position assise ; et enfin, sous le trait horizontal, deux formules, avec entre parenthèses une indication d’usage en français « (3 fois) », qui sont à réciter respectivement lors de la prosternation assise et lors de la prosternation debout. A ces textes fixes, s’ajoute la récitation d’une sourate du Coran. Celle-ci est très souvent puisée dans les dernières sourates du Coran, les plus courtes. La suite des pages copiées par Moussa constitue précisément la copie, en partant de la fin, des 12 dernières sourates du Coran : sourates CXIV, CXIII et CXII sur la page 11 ; sourates CXI, CX et CIX sur la page 12 ; sourates CVIII, CVII et CVI sur la page 13 ; sourates CV, CIV et CIII sur la page 14 ; début de la sourate CII sur la page 15. Cette activité de copie quasi-quotidienne, exceptionnellement intense par rapport au temps d’écriture du cahier, s’interrompt brusquement, au beau milieu de la copie d’une sourate. Il semble que Moussa ait pris un rythme d’écriture qu’il n’a pu tenir au-delà d’une semaine 515 .

En progressant dans la lecture du cahier, on revient en arrière du point de vue de la chronologie de l’écriture, puisque la séquence suivante date d’avril 2002, après trois pages blanches. Moussa a laissé en 2002 environ 8 pages vierges sans que l’on puisse savoir s’il prévoyait déjà la copie des prières, si ces pages étaient destinées à autre chose qui n’est pas venu, ou encore s’il a ouvert un nouvel espace d’écriture bien distant du début pour des notations d’un autre ordre.

Le changement de thème est notable (aussi bien avec ce qui précède dans le cahier - les prières - qu’avec ce qui précède chronologiquement - les crédits), puisque sur les pages 19 et 20 sont consignées d’une part une adresse, d’autre part une série de formules magiques. Les langues d’écriture sont ici le français (pour la date, comme toujours, et l’adresse) et le bambara pour les formules (selon une répartition des langues qui caractérise non seulement ce scripteur mais beaucoup d’autres bi-alphabétisés). L’adresse est celle d’un travailleur saisonnier, embauché à Kina, et avec qui Moussa Coulibaly avait sympathisé lors de son séjour. Ce genre de l’adresse, présent dans les cahiers, nous semble intéressant en ce qu’il manifeste la volonté du scripteur d’élargir son réseau de relations au-delà du champ de l’interconnaissance villageoise. Nous avons ensuite trois formules clairement séparées, par des tirets horizontaux et le signe du point final. Le commentaire oral effectué par Moussa Coulibaly rattache les formules de cette page à des genres distincts, ce qui n’apparaît pas dans leur version écrite (pas de titre ni de commentaire marginal). La première est présentée comme un dalilu (un des sens que Bailleul donne est puissance occulte, le terme venant de l’arabe {dalῑl, indication}), il s’agit d’un remède ou d’un contre-poison (selon l’explication orale, il est destiné aux femmes dont les règles sont trop abondantes). Le texte donne le mode de fabrication du remède, à base de plantes médicinales, mais dont le procédé d’exécution inclut la profération d’une formule coranique. La deuxième est un kilisi, une formule magique à réciter, comme Moussa le précise dans son commentaire oral, et comme l’indique la forme même du texte (présence du déterminant « karisa » ; formulation binaire « akεraɲumanye,akεrajugumanye », que ce soit pour le bien, que ce soit pour le mal) 516 . La dernière est un remède (bamanan fura), dont le procédé de fabrication est décrit très minutieusement (par exemple, il est précisé que pendant qu’on pile les plantes on ne doit pas laisser reposer le pilon dans le mortier). L’indication thérapeutique ne m’en a pas été précisée par Moussa Coulibaly.

La feuille suivante a été découpée (p. 21-22). Suit une notation de crédits, sans date (p. 23), dont l’explication orale précise qu’il s’agit de crédits consentis lors d’un séjour à Bamako (ce qui nous renseigne sur la circulation matérielle de l’objet qu’est le cahier).

L’avant dernière séquence est constituée par une série de notations, en français, des résultats de la CAN (Coupe d’Afrique des Nations de Football, qui a eu lieu au Mali en 2002) : les notations qui occupent les pages 24-25 et 26-27 sont quasiment identiques, ce qui suggère une activité de copie dont il n’est pas aisé de déterminer le sens (les deux double pages se ressemblant beaucoup). La page 28 poursuit sur ce thème, avec la notation des résultats de quelques matchs de la Coupe du monde de football de 2002.

Enfin, sur la dernière double page photographiée s’étale le dessin d’un bus au bic et au feutre. La dernière page est vierge.

On peut souligner, au terme de cette revue des thèmes du cahier de Moussa, en quoi il se distingue de celui de Makan.

Tout d’abord, Moussa est plus prolixe : aux notations concises de Makan s’opposent les pages de copie de Moussa. On observe aussi sur ce cahier sa tendance à recopier les informations (résultats sportifs, titres de chansons). L’examen conjoint de ses différents cahiers et carnets permet de repérer son souci de se constituer un « corpus » de références propres. On ne peut rendre compte de cette différence par la seule considération du niveau scolaire atteint par les deux scripteurs, relativement proche (7ème pour Makan ; 6ème pour Moussa, tous deux ayant été scolarisés à l’école bilingue de Kina). Il semble que les pratiques commerciales de l’écrit (notamment les listes décrites précédemment) de Moussa constituent une socialisation à l’écrit suffisamment forte pour en faire un scripteur régulier, ce qui n’est pas le cas de Makan. En revanche, qualitativement (en termes de respect de l’orthographe par exemple), les deux scripteurs ont des productions assez comparables (sauf pour le bambara car, si Makan se conforme plus ou moins à l’orthographe officielle, Moussa transcrit en graphie francisante 517 ).

Enfin, pour revenir à la question de l’usage du cahier, on remarque que Moussa a une organisation beaucoup moins nette que celle de Makan. Si le temps de l’écriture, scandé par l’écriture de la date, est le plus souvent marqué, Moussa consigne ici assez peu d’événements, ce qui rend la dimension chronologique des faits peu pertinente. Quant à la troisième dimension, celle du codex, elle permet une intelligibilité locale (à l’échelle des quelques pages qui constituent une même séquence d’écriture) mais elle est subvertie à l’échelle du cahier tout entier. L’ordre du codex n’est pas ici respecté dans la chronologie des espaces « ouverts » dans le cahier. On peut signaler toutefois que Moussa n’utilise pas comme Makan un support unique, mais une variété de supports (cahiers et carnets), et que la mise en ordre s’effectue partiellement (mais pas aussi rigoureusement que chez Makan) par des procédures de copie de ses propres écrits.

Cet exemple permet donc de souligner la variété des manières de « tenir » un cahier. Il montre qu’il ne faut pas toujours entendre ce verbe au sens d’une maîtrise de l’ensemble de l’espace du cahier, puisqu’il peut désigner une manière assez souple de disposer d’un objet. Ici on voit la manière dont un espace vacant peut être investi pour y développer une pratique d’écriture non prévue au départ. Sur ce point, nous pouvons renvoyer également à l’analyse effectuée précédemment du cahier-livre de Ba Madou Sanogo, déjà décrit en détail (cf. supra 0). Nous avons souligné la pluralité des registres, la récurrence de notations d’une autre main que celle du scripteur, l’intrication des langues d’écriture, des graphies et des formes scripturales (un plan, des graphes et tracés magiques, des supports de calculs, etc.). Plus particulièrement, l’hésitation sur le sens d’écriture que nous y avons repérée est une autre manière de « brouiller » l’ordre linéaire du cahier.

Ainsi, quelle que soit la prégnance des modèles du cahier scolaire ou du registre professionnel, qui ont en commun un usage réglé du cahier qui repose sur la linéarité de son ordre, certaines pratiques introduisent des ruptures dans cet ordre. L’investigation sur les manières de tenir chronique doit donc prendre en compte ces usages pluriels de la troisième dimension du cahier que nous avons mis en évidence.

Notes
509.

Rappelons que les guillemets signalent un titre donné par le scripteur, mais donné ici en orthographe rétablie. Ce cahier figure en Annexe 6..

510.

Nous recourons ici aux abréviations suivantes : pour les langues, « fr » pour « français » ; « b » pour « bambara » ; « ar » pour arabe ; pour l’arabe, la mention « lat. » précise qu’il s’agit d’une translittération en graphie latine.

511.

Les crochets indiquent qu’il ne s’agit pas de la datation de l’écriture comme dans le reste du cahier mais de la date des événements (les matchs).

512.

Une autre page a apparemment été déchirée ici.

513.

Seul le recto est pris en photo, il y a au moins une page de plus, ce qui ferait 36 pages. Il ne s’agit pas là d’un format très répandu, le cahier pourrait être aussi un cahier de 48 pages, toutes les pages découpées ne laissant pas de traces.

514.

L’interprétation de la dernière date, « Lundi 9.1.003 » n’est pas évidente. Suivant le mode d’écriture de la date des pages qui précèdent (par exemple « J. 28.8.003 » pour jeudi 28 août 2003) on pourrait penser qu’il s’agit du 9 janvier (mais la mention du jour de la semaine permet d’exclure cette hypothèse, ni le 9 janvier 2003 ni le 9 janvier 2004 n’étant un lundi). Il faut donc supposer que Mamoutou a repris ici un ordre qu’il adopte souvent par ailleurs, qui consiste à mentionner d’abord le mois (parfois explicité sous la forme « Xème mois ») puis le quantième. Cela s’accorde avec le calendrier (le 1er septembre 2003 est bien un lundi) et avec ce qui précède immédiatement (les autres dates sont les 26, 27 et 28 août 2003).

515.

Dans l’abondant corpus d’écrits de ce scripteur (p = 62) figure une feuille volante où sont également copiées de prières en arabe.

516.

Cf. les analyses de ce genre qu’est la formule développées plus haut en 2.4.3.3.

517.

Il faut rappeler que certaines cohortes de l’école de Kina ont souffert d’une formation au bambara par des maîtres insuffisamment préparés. C’est le cas de Mamoutou, alors que Makan, issu de la première cohorte, a eu pour enseignants d’abord un linguiste, puis un maître très bien formé à l’écriture du bambara.