3.3.2.3. Ce qui est mis en mémoire

Nous avons, dans les exemples qui précèdent, souligné la pluralité des registres de la mémoire qui se mêlent dans les cahiers (au côté d’autres notations qui ne relèvent pas de la chronique, telles que les notations religieuses). Cette pluralité n’est pas réductible à une variation d’échelles : certes, on peut distinguer, par exemple dans le cahier de Makan, mémoire individuelle, familiale et villageoise. Mais on observe aussi la notation d’événements qui renforcent des sociabilités particulières liées à des groupes transversaux à différentes échelles (mémoire scolaire du groupe de pairs ; mémoire d’événements lointains qui renvoient à une sociabilité juvénile, comme les événements sportifs internationaux consignés par Moussa Coulibaly). De plus, l’idée d’une simple variation d’échelle risque de faire manquer le rôle constitutif que peut avoir l’écriture dans la cristallisation de l’une ou l’autre de ces échelles. Or il est essentiel de toujours se demander, par exemple, si l’échelle « familiale » est conçue comme la famille réduite au groupe minimal des parents et consanguins directs ou non, ou encore ce que signifie l’échelle « individuelle ».

Cette pluralité des ordres de faits peut être précisément réglée, comme nous l’avons observé dans le cahier de Makan Camara où une organisation selon des registres ressort. Cette diversité des registres rapproche toutefois le cahier de l’aide-mémoire, l’écriture apparaissant largement commandée par l’événement.

D’autres cahiers, au contraire, s’organisent tout entiers autour du projet de mise en mémoire. Dans notre corpus, c’est le cas de deux cahiers, que nous analyserons en détail ici : le cahier de Moussa Camara qui débute par une page titrée « l’histoire des faits qui on[t] passé » et le cahier de Ganda Camara titré « Souvenir - 96 », auquel nous nous référons communément comme « cahier de souvenirs » 518 . Nous allons mener l’analyse de ces deux cahiers avec pour axe problématique la question de ce qui est jugé digne d’être mis en mémoire, et celle de la place de l’écrit dans cette constitution du mémorable.

Nous allons d’abord présenter conjointement ces deux documents, ce qui permet d’indiquer d’emblée ce qui les distingue, tout en signalant un point de comparaison possible. Nous en suivrons ensuite le détail de manière séparée, avant de reprendre la comparaison en conclusion de cette partie.

La première différence qui apparaît a trait au volume écrit. Le cahier de Moussa Camara, pourtant consacré exclusivement à son projet de chronique et rapportant des événements datés de 1990 à 1999 ne remplit que la première page et trois lignes de la deuxième page du cahier, pour le reste vierge. Quant au cahier de Ganda Camara, nous disposons de 19 pages photographiées (l’ensemble du cahier comportait au moins une page de plus à la fin, ainsi que deux pages visiblement arrachées). Toutes les pages sont remplies, plus ou moins densément.

La deuxième différence, qui est liée à la première, est qu’à la régularité qui domine le texte de Moussa s’oppose le foisonnement du cahier de Ganda. On peut le montrer en pointant le respect de la chronologie des faits dans le cahier de Moussa, qui coïncide avec l’ordre linéaire de la page ; au contraire, le cahier de Ganda superpose, à une première strate d’écriture en 1996-1997, des notations qui se sont ajoutées par la suite dans tous les espaces vacants, ce qui donne des dissociations, facilement repérables grâce aux dates, entre la progression linéaire du cahier et la chronologie des faits (pour s’en tenir à ces deux dimensions).

Troisièmement, on peut souligner que ces deux scripteurs ont des profils distincts. Moussa Camara, né en 1966, est le fils de Baba Camara, un des premiers formateurs d’alphabétisation pour adultes au village. Il a fait partie de la première cohorte d’élèves de Balan, recrutés à l’ouverture de l’école en 1974. Il a donc été scolarisé exclusivement en français. A l’issu de son premier cycle, il a obtenu l’examen de fin de cycle, qui lui a permis d’aller au second cycle à Fana, mais a dû s’interrompre au bout de quelques mois pour revenir travailler auprès de son père (il est le fils aîné). Il a dès la fin de scolarité appris à lire et écrire le bambara auprès d’un des premiers maîtres de l’école bilingue de Kina, au cours de sessions intensives organisées pendant la saison sèche (pas encore sous l’égide de la CMDT). Il a occupé diverses fonctions dans l’AV, dont il occupe actuellement le poste de secrétaire. Il est également membre du bureau de l’APE. Il réside dans la concession de son père, qui forme une unique exploitation (notée A ; 4 ha de coton en 2003-2004 ; 27 personnes). Il a deux femmes et 8 enfants en 2004 (d’après les données du questionnaire). On peut dire que la position de sa famille (dont son père est le « chef de famille », mais dont en tant que fils aîné il est appelé à prendre la suite) est bonne : économiquement, il s’agit d’une exploitation bien équipée ; socialement, son père Baba, en tant qu’ancien formateur d’alphabétisation et ayant occupé différents postes de responsabilité, a une certaine autorité (nous avons évoqué aussi la reconnaissance liée à son activité de lettré à propos de son cahier de relevés météorologiques, qui lui confère le statut de ressource pour la collectivité). Le statut de lettré de Moussa Camara le prépare à prendre aussi la relève de cette position-là.

Ganda Camara est issu de la concession voisine (ils ont un lien de parenté que je n’ai pas établi avec précision), qui forme une exploitation distincte, dont le chef est Madou Camara (K 61). Cette exploitation compte 7 membres (Madou, sa femme et leurs trois enfants, ainsi que deux petits frères de Madou : Sékou, qui réside au village, et Ganda). Ce dernier a 27 ans, et il vit à Bamako, où il poursuit ses études supérieures 519 . C’est d’ailleurs à Bamako que je l’ai rencontré (dans la phase de l’enquête consacrée aux anciens élèves de Kina résidant hors du village), et que j’ai photographié son cahier, ce qui distingue ce document de la grande majorité des écrits qui composent mon corpus et qui ont été recueillis à Kina (cf. infra 2.1.3.3). La concession dont il est issu au village constitue une exploitation anciennement notée B, mais qui ne fait plus partie à proprement parler de l’AV puisque Madou a arrêté de cultiver du coton. On ne peut pas en déduire cependant la précarité de leurs conditions matérielles d’existence dans la mesure où Madou part régulièrement en migrations saisonnières, et où Ganda lui-même fournit un appoint financier quand il a les moyens de trouver quelque source de revenus en ville, en travaillant en marge de ses études. Comme la famille est très restreinte, ces sources de revenus, associées à des cultures vivrières, peuvent suffire à constituer un niveau de vie décent.

Par-delà ces différences (dissemblance matérielle, caractéristiques des scripteurs distinctes), un point commun rapproche ces deux documents, qui nous semble inviter à leur étude conjointe. En effet, ces deux cahiers sont organisés par le projet d’une chronique personnelle, projet qu’ils réalisent de manière différente, mais qui est suffisamment rare pour justifier leur confrontation.

Notes
518.

Ces deux cahiers sont donnés dans leur intégralité dans l’Annexe 6.

519.

En 2003, il était en 3ème année de droit à la Faculté des Sciences Juridiques de Bamako.