Une chronique familiale entre carnet de famille et livre de naissance

Si l’on se réfère à l’analyse effectuée en 2ème partie des modèles administratifs de l’écrit, le cahier de Moussa apparaît très proche du modèle du carnet de famille. La famille est ici conçue au sens étroit des liens ascendants (mère) et descendants (enfants) directs, ainsi que de la relation d’alliance directe (ses deux épouses). Seule une personne sur les dix citées dans cet écrit est en dehors de ces relations (Assa Diarra, non identifiée, dont le décès est mentionné). Toutes ces relations sont rapportées au scripteur, les membres de la famille étant le plus souvent identifiés par cette relation (« ma première femme », « la première fille », « ma mère », « mon quatrième fils [fille] », etc.), plus rarement par leur prénom, parfois suivi de leur nom de famille.

La succession des faits notés renvoie également à cette forme : deux mariages, sept naissances, deux décès. Cependant, il faut noter l’insertion d’événements qui ne relèvent pas à strictement parler de l’état civil : le début de la marche de sa première fille, son sevrage, le départ d’Aminata K. à Bamako. Les deux premiers évoquent le registre du livre de naissance, tel qu’il a été étudié pour la France dans un article intitulé « Lettres de naissances » (FINE, A., LABRO, S. & LORQUIN, C. 1993). Les auteurs montrent que ce modèle d’écriture ressort à la fois du registre de la chronique familiale et du carnet de santé. Nous n’avons pas observé sur notre terrain de livre de naissance comparable à ceux qui sont commercialisés en France, ce qui ne permet pas de trancher entre l’hypothèse selon laquelle le scripteur aurait vu un modèle de ce genre, et celle d’un mélange du même ordre opéré par le scripteur lui-même entre la forme du carnet de santé (connue) et celle du carnet de famille 520 . La notation de la date du départ de sa fiancée à Bamako nous fait sortir de ces registres administratif et médical pour esquisser une chronique un peu plus intime (on peut se demander par exemple si ce départ s’est fait avec son accord ou pas).

On peut dans ce cas particulier comparer les données du cahier et celles du questionnaire passé en 2004. On constate une concordance globale des dates. Dans le questionnaire sont mentionnés deux enfants (de la première femme, nés en 2001 et 2003) dont les naissances ne sont pas reportées sur le cahier (ce qui pourrait indiquer, soit qu’il n’est pas à jour, soit qu’il n’est plus en usage). Dans le cahier apparaît la mention d’un enfant (le garçon né en 1999) qui n’est pas mentionné dans les réponses au questionnaire passé en 2004. Ici on peut supposer qu’il s’agit soit d’un oubli, soit d’un décès survenu entre temps, la mortalité infantile étant importante au Mali, particulièrement en milieu rural. Par ailleurs, la seule rupture avec l’ordre chronologique concerne un accouchement de sa seconde femme, qui apparaît dans le premier paragraphe à la date de février 1991. Si on maintient cette date, on peut supposer qu’il s’agit d’un accouchement antérieur à son mariage (sa femme avait 16 ans en 1991). On peut aussi corriger cette date, sachant que la première fille recensée en 2004 dans la concession de ce mariage est née en 1997, mais cela pose par ailleurs un problème de datation de l’écriture du premier bloc (du début au saut de ligne).

En effet, la régularité de l’écriture de cette première partie accrédite l’hypothèse d’une écriture au même moment de l’ensemble de ces événements datés de 1990 à 1993 (soit rétrospectivement, soit en copiant un support où les dates ont été notées au fur et à mesure des faits). Les notations qui suivent semblent quant à elles relever de moments d’écriture différents, comme l’indiquent les changements de couleur de l’encre, ou encore l’écriture du prénom « fatumata » au centre de la page qui suit l’orthographe du bambara et la graphie script (même si la suite est en français, comme le texte dans son ensemble).

Si l’on suit cette hypothèse, on peut donc considérer que la prise d’écriture sur ce cahier s’est effectuée avec le projet de rassembler dans un même texte continu un ensemble de données jugées importantes. Ici la socialisation familiale a sans doute joué, car nous savons que Baba tient un carnet du même genre (il faut cependant rappeler que les rapports père-fils sont assez distants au Mali). Le projet en tout cas est signalé par le titre « l’histoire des faits qui on[t] passé ». Ce titre ouvre le cahier comme un espace dédié à cette pratique d’écriture.

Il est en français, comme l’ensemble du texte, nous l’avons dit. On peut rappeler que parmi les trois cahiers observés auprès de Moussa Camara, celui-ci est le seul à être écrit en français, ce qui contribue à le singulariser.

On peut relever que ce titre annonce une « histoire ». Sur ce point, on peut se demander s’il nous introduit au registre de l’histoire au sens de la distinction de Paul Ricœur entre chronique et histoire (RICŒUR, P. 1985). Il faut noter que ce texte est écrit à la première personne, qui intervient essentiellement dans les pronoms possessifs (« ma première femme », « mon cegon mariage »), et une fois dans le pronom personnel dans la phrase « J ais perdu ma mère vendredi le 15-aout-97 a 11h00 ». Cependant, le contenu, tel qu’on l’a détaillé, et le caractère factuel de toutes les notations, font de ce texte, comme tous ceux étudiés jusqu’ici, un exemple de chronique plutôt que d’histoire.

C’est du côté du cahier de souvenir scolaire de Ganda Camara que des signes plus forts d’une mise en scène des fait rapportés apparaissent.

Notes
520.

L. Puchner raconte qu’elle a participé lors de sa recherche sur l’alphabétisation des femmes au Mali à l’élaboration d’un livre de naissance en collaboration avec une ONG locale. Elle décrit ce document comme une brochure de post-alphabétisation composée sur le modèle des livres de naissance (baby-book) occidentaux (PUCHNER, L. 2001 : 247).