La page de garde a déjà été présentée ci-dessus (cf. 0). On peut simplement indiquer que le surnom nous inscrit dans l’univers de la sociabilité scolaire qui se développe à la fois en marge des activités scolaires proprement dites et en lien étroit avec elles (mêmes lieux, temps entre le temps scolaire ou volé à celui-ci, etc.), un univers de « potaches » en quelque sorte. Il s’agit d’un cas unique où le cahier est non seulement titré mais décrit : « c’est un cadeau pour ses meilleurs élèves parmis ses classes ». Cette indication s’avère toutefois ambiguë : est-ce un cahier qu’il offre à ses amis (ou du moins qu’il réalise à leur attention, puisque le cahier est, quand il est photographié en juillet 2003, entre les mains de Ganda) ou un cahier qui lui a été donné, et dans ce cas par qui ?
Nous n’allons pas ici proposer une lecture continue du cahier, écrit pour l’essentiel en français, et dont le déchiffrage est assez aisé 521 . Nous allons donner tout d’abord une vue d’ensemble, puis nous arrêter sur deux passages qui nous semblent significatifs.
Nous avons indiqué ci-dessus que deux strates d’écriture sont repérables : une première date de 1996-1997 ; ensuite des notations datées de 1998 à 2000 émaillent le cahier, dans les espaces laissés vacants. Durant la période qui suit immédiatement l’ouverture du cahier le registre d’écriture est assez homogène : Ganda suit bien le programme d’une écriture qui se rapporte au temps scolaire, même si divers événements sont également consignés ; en revanche les notations ajoutées postérieurement en fonction de l’espace vacant relèvent de domaines plus variés.
Après la page de garde, le cahier commence par la liste nominale des admis au DEF en 1996, qui commence par Ganda Camara lui-même (la liste suit l’ordre alphabétique), sur trois pages. Puis est notée une série d’événements (organisation de fêtes par des associations de jeunes; mention de la date et vœux de bonheur pour deux mariages ; adresse ; départ en voyage d’une personne à qui il adresse ses vœux de bon voyage ; événements concernant la vie du village 522 ). Les deux double-pages 11-12 et 13-14 constituent un ensemble sur lequel nous reviendrons, consacré à une lettre fictive qui retrace les éléments de son parcours scolaire et se poursuit par un poème. Suivent des notations plus hétérogènes (des événements familiaux, un baptême et deux décès ; deux recettes médico-médicinales ; des récapitulatifs d’achats).
Sur les double-pages centrales, se déploie un texte qui semble donner son sens au cahier de « souvenir » comme cahier « offert » à ses amis (non pas au sens d’un cadeau effectif, mais au sens où l’on dédie une œuvre à quelqu’un). Le texte est écrit sur des lignes tracées transversalement à la règle aux bics rouge et bleu. Ici encore on observe un détournement de la norme scolaire, dans le sens particulier d’un jeu conscient sur un modèle, d’une distorsion assumée. Le texte commence par une lettre dont l’adresse est la suivante : « Cher(es) ami(es) ». Il offre ainsi ce texte collectivement à l’ensemble de ses amis, mais de manière distributive en quelque sorte. Nous avons déjà signalé le caractère convenu de la formule « c’est avec le cœur (…) que je me suis mis à ma table ». La lettre s’interrompt après le vœu : « je vous souhaite une bonne et heureuse année 96-97 ». Suit une équation amoureuse, où l’on peut deviner, accolées aux initiales du scripteur, celles d’une jeune fille (les unes et les autres étant tracées avec application, dans un souci esthétique évident), le « résultat » de cette addition étant indiqué de manière cryptique « A. S. F. » (pour « amour sans fin » ?). A la suite figure le texte suivant :
‘Un garçon sans amour est un arbre sans fleur.’ ‘De même the girl sans amour est une sauce sans sel.’ ‘L’amour est indispensable dans la vie.’On peut relever dès cette première double page le souci d’une mise en scène esthétique du texte, avec des choix précis d’orientation du texte, de couleur d’encre, de taille des caractères. On peut signaler également l’insertion d’un groupe nominal en anglais (« the girl », la fille), procédé utilisé également p. 8 (« a good travel », un bon voyage) qui renvoie à l’usage d’une langue à laquelle les lycéens et les jeunes urbains empruntent volontiers (notamment les rappeurs) 523 . Nous pouvons noter que ces termes ne sont pas mis à distance graphiquement, alors que le bambara est traité comme hétérogène (p. 15, dans les recettes, les noms de plantes en bambara apparaissent entre guillemets et avec une majuscule initiale 524 ), ce qui signale, comme nous l’avons montré dans le chapitre 3.2, une incorporation de la hiérarchie des langues. On voit ainsi s’opposer l’anglais intégré dans des énoncés en français et qui sert comme marqueur de distinction et le bambara mis à distance dans les cas où le scripteur est contraint d’y recourir ou dans des contextes où il connote un domaine traditionnel (usages médicinaux). Le français apparaît comme la langue de l’expression écrite (le code non marqué pour reprendre l’expression de Myers-Scotton).
La double page suivante poursuit dans la même veine poético-proverbiale. Puis, à la troisième ligne débute un passage où il retrace son parcours scolaire
‘J’ai [été] admis au DEF session de juin 1995-96 ds 525 le centreNous avons là une chronique très factuelle de son parcours scolaire, seul l’adverbe « malheureusement » signalant une implication (du reste fort convenue 526 ) du scripteur. Nous ne pouvons pas faire d’hypothèse concernant le temps de l’écriture (rétrospectif, une fois arrivé en 12e, ou au fur et à mesure des classes atteintes).
La rareté de telles notations rend ce cas intéressant. Comme nous l’avons constaté en essayant de faire mener des entretiens biographiques avec quelques villageois, les seuls récits possibles sont ceux qui sont sous-tendus par la chronologie serrée d’une carrière professionnelle (récit de vie avec Demba Coulibaly) ou scolaire (le cas présent de ce passage du cahier de Ganda), d’un parcours migratoire (Sira Diaby) ou à la limite de péripéties conjugales (Assitan Coulibaly). Quand une telle trame fait défaut, l’exercice est très difficile.
Cette séquence donne une bonne idée du contenu du cahier de « souvenir ». On y repère les références à une culture juvénile lycéenne et urbaine, liée à un usage particulier des langues (proverbes en français ; emprunts à l’anglais) et à des thèmes (l’école : les classes et les notes ; la relation amoureuse qui s’écrit à la fois ostensiblement et de manière conventionnellement cryptée).
Pour ce qui est de l’usage second du cahier comme cahier « à soi », du type de ceux observés au village, on peut se reporter à la dernière page photographiée (p. 19). Y figure la date et l’heure du décès de sa mère, en 2000 ; elle est suivie, selon l’habitude de Ganda, d’une bénédiction : « que la terre lui soit légère », un peu en retrait sur le corps du texte - comme tous les vœux, « merci », signature, et autres commentaires, qui font suite à ses notations d’événements. On peut supposer, d’après les dates des événements qui figurent sur le cahier, que cette notation a été effectuée peu de temps après la mort de sa mère. Or, juste en dessous, Ganda a inséré, de manière assez semblable, la date de la mort de son père (en 1981). On voit que la consignation d’un premier événement (décès de sa mère) appelle, comme son complément, et de manière symétrique, celle d’un autre, bien antérieur (pour lequel il a peut-être dû faire des recherches, dans ses documents ou auprès d’autres personnes). Cette notation emprunte une formule au genre des avis de décès (« à la suite d’une maladie »), et se clôt, comme la première sur une bénédiction : « Dort en paix ».
On peut donc souligner au terme de l’examen de ce cahier que la sociabilité lycéenne et urbaine propose avec ce genre du cahier de souvenir un genre d’écriture qui incite à l’expression de soi, même s’il s’agit de sentiments convenus (camaraderie scolaire ; effusion amoureuse). Il s’agit là de quelque chose qui tranche avec tous les modèles d’écriture présents au village. Il ne s’agit d’ailleurs pas que d’un modèle et de convention, car, quand le cahier est réinvesti d’un usage plus banal d’aide-mémoire, le scripteur complète chaque notation factuelle par la formulation d’un souhait ou de vœux. Ce modèle engendre un type d’écriture singulier, caractérisé par un engagement du scripteur différent de celui que nous observons dans les autres cahiers.
En conclusion de cette section, on peut revenir sur la comparaison des deux cahiers de Moussa Camara et Ganda Camara. On y voit à l’œuvre deux modèles distincts liés à la différence des expériences (essentiellement villageoise pour Moussa ; plus urbaine pour Ganda) et des statuts (un homme mûr ayant des responsabilités familiales ; un étudiant). Cependant, ces deux documents ont en commun qu’il s’agit de deux cahiers consacrés à une mise en mémoire, écrite à la première personne. Pour Moussa Camara, il s’agit d’une mémoire familiale qui déborde à peine du cadre de l’état civil ; pour Ganda, d’une mémoire juvénile et scolaire. Même dans ces cas exceptionnels, le temps qui passe, dans sa durée, le vécu subjectif du temps n’apparaît guère. On peut toutefois déceler l’implication subjective du scripteur. Elle apparaît dans le titre et le choix d’une écriture en français chez Moussa Camara ; de manière beaucoup plus massive, les multiples « adresses » qui émaillent le cahier de Ganda Camara dans l’expression de souhaits et de vœux, indiquent la présence assumée du scripteur dans son texte.
Les analyses proposées des manières de tenir chronique ou de garder la mémoire d’événements, en particulier à travers l’étude détaillée de quatre cahiers, permet de souligner certaines constantes.
Tout d’abord, le temps de l’écriture apparaît bien comme étant relativement sporadique (avec parfois des périodes d’intensification ponctuelles). On ne relève pas d’astreinte à l’écriture quotidienne, du moins à l’échelle d’un cahier. Cela distingue la société étudiée d’autres contextes, même ruraux, où l’injonction à une écriture régulière est incorporée (par exemple les travaux de N. Joly déjà cités). La socialisation à l’écrit dans le cadre professionnel ne met pas en place des modèles d’écriture journalière suffisamment forts ; la notion d’une écriture quotidienne de soi n’est pas non plus diffusée par ailleurs.
Aussi relève-t-on une primauté de la chronologie des faits : l’« événement » commande l’écriture. Notons que dans cette catégorie entrent des faits dont certains ont antérieurement un statut « mémorable » (par exemple les dates de décès, ou encore les événements médiatiquement constitués comme tels) mais pas tous. L’écrit joue ici un rôle majeur dans la constitution de certains faits comme des événements, comme dignes d’attention et de remémoration.
Cependant, les cahiers présentés permettent aussi de relever des différences majeures, que l’on peut imputer assez largement aux caractéristiques sociales et à la trajectoire des scripteurs, mais aussi à des habitudes d’écriture qui se constituent dans l’intensification des pratiques de l’écrit. Ces variations concernent notamment les trois dimensions suivantes :
- Le contenu des cahiers, plus précisément la nature des événements consignés, dépend largement des caractéristiques telles que l’âge du scripteur 527 (même si quelques événements apparaissent dans des cahiers de scripteurs aux profils différents, notamment des faits qui concernent le village).
- Le caractère plus ou moins réglé de l’usage du cahier apparaît comme un axe de variation important. La troisième dimension temporelle (ordre du cahier) est toujours prise en compte (il n’y a pas d’écriture au hasard dans le cahier) mais elle est suivie de manière plus ou moins lâche. Ici, ce sont les habitudes d’écriture (écriture sur un cahier unique ou sur plusieurs supports ; régularité du rythme d’écriture) qui rendent compte des ruptures plus ou moins grandes dans la régularité de l’ordre du codex.
- Enfin, des rapports distincts à la mémoire se font jour, qui sont liés à des périodes et des statuts : le souvenir scolaire ; la chronique familiale, où le scripteur apparaît en chef de famille ; la carrière professionnelle.
Nous pouvons revenir ici sur l’hypothèse émise à partir du repérage des temps verbaux qui a permis de faire ressortir la domination du passé. Cette hypothèse est que les chroniques enregistrent des faits situés dans une temporalité révolue, et auxquels le scripteur n’indique pas comment il se rapporte depuis un point présent. On peut dire que cette hypothèse est très largement vérifiée. Le point de vue de l’« histoire », pour reprendre le terme de Ricœur, n’apparaît que marginalement - notamment dans le dernier cahier étudié (le cahier de « souvenir » de l’étudiant Ganda Camara).
Ainsi, on peut conclure qu’il n’y a pas dans les cahiers un modèle d’écriture d’une histoire de soi, mais des modèles localisés de la chronique liés à un statut. L’inscription des faits relatés dans la perspective d’une histoire ne se fait qu’à la marge, chez des scripteurs dont les pratiques d’écriture sont plus intenses pour diverses raisons (scolaires ou professionnelles notamment). Nous allons, pour terminer l’enquête, nous intéresser à la manière dont le cahier, dont nous savons que l’écriture se déploie sur la durée, est le lieu où peut se développer le goût d’écrire.
L’intégralité des 19 pages photographiées est donnée dans l’Annexe 6.
L’inauguration de la mosquée du vendredi à Kina et l’ouverture d’une radio, deux événements que l’on retrouve consignés dans d’autres cahiers.
V. Vydrine relève le prestige de cette langue parmi les lycéens de Kayes auprès desquels il a enquêté (VYDRINE, V. 1994 : 213).
La nasalisation à l’initiale de termes bambara est même traitée selon la transcription française de certains noms propres : « N’to », « N’Kε ». Dans le dernier exemple, la présence de la voyelle ouverte ε signale cependant la connaissance par le scripteur de certains éléments de l’orthographe du bambara.
Les abréviations sont du scripteur.
Comme dans l’expression consacrée « ne pas avoir la chance d’aller à l’école » qui est quasiment lexicalisée dans le français d’Afrique.
On peut faire la remarque suivante : les scripteurs de cahiers constituent du point de vue de certaines caractéristiques sociales (sexe, scolarisation) un groupe relativement homogène, au sein duquel l’âge apparaît comme un critère éminemment distinctif.