Quelles traditions lettrées ?

Entrer dans le détail de l’écriture et des formes graphiques retenues permet ainsi de déceler les signes d’une accointance avec des procédés scripturaux marqués par la forme scolaire. Les scripteurs qui recourent à l’abréviation (s = 12) ont des profils contrastés (alphabétisés, bi-alphabétisés, scolarisés). Leurs usages de l’abréviation montrent que ces scripteurs, loin d’être « malhabiles » comme une première approche de leurs écrits pourrait le suggérer, sont des manipulateurs avertis de l’écrit.

Les abréviations relèvent d’une pluralité de traditions lettrées. Dans son article « Le style abrégé des écrits de travail », Béatrice Fraenkel dégage des traits communs entre les écrits contemporains qui composent son corpus et une « logique scribale de l’abréviation », attestée par la paléographie (FRAENKEL, B. 1994 : 184-186). Elle souligne la variation quantitative des abréviations selon les contextes et les supports d’écriture : « nombreuses dans le livre d’usage ordinaire (livre scolaire, universitaire), elles disparaissent dans le manuscrit de luxe ». Dans ses formes également, l’abréviation varie : on repère une tension entre la tendance à l’individualisation de l’écriture (qui peut amener l’abréviation à devenir un code personnel) et les contraintes de la lecture ou de l’usage collectif des textes (qui restreignent les possibilités de l’abréviation à celles qui sont reconnues au sein d’une communauté professionnelle).

Sur notre terrain, les formations, école ou alphabétisation, constituent le premier lieu d’apprentissage de cette pratique. Un vieux cahier d’écolier donne ainsi une liste sur ce modèle :

‘le décimètre est le dixième du mètre, on écrit alors 1dm= 0,1 m’

On retrouve ici, en contexte scolaire, la modalité de l’explicitation de l’abréviation.

Les abréviations présentes sur le cahier de Ganda Camara, étudiant, renvoient à une pratique de la prise de notes que nous avons mentionnée plus haut (comme le montre l’usage des lettres suscrites dans « Fabricat° » et « Réparat° », Annexe 6, cahier 5, p. 17).

Enfin, on peut évoquer une autre tradition lettrée, qui pourrait être la source d’abréviations d’usage différent, celle des écrits liés à l’islam. Par exemple, dans le cahier de Mamoutou Sanogo qui comporte une série de formules, figure dans la marge latérale l’indication « b i m r. », pour la formule d’ouverture « Bismillâhi al-raḥmân al-raḥîm »,Au nom de Dieu, le Tout miséricorde, le Miséricordieux. Cette abréviation apparaît trois fois sur cette page, toujours dans la marge et indexant une formule 536 . De la part d’un scripteur scolarisé (GL 4, 7ème) et qui a des responsabilités dans l’AV, on peut interpréter cette notation comme renvoyant à l’incorporation de cette habitude en contexte scolaire ou professionnel. Une autre abréviation qui ne relève pas du registre religieux figure sur cette même page dans l’indication d’usage d’une formule (« cε3-mu4 », trois [fois] pour un homme, quatre [fois] pour une femme) 537 . Mais l’importance des manipulations de lettres et de chiffres dans la tradition islamique suggère un rapprochement possible avec cette culture de l’écrit 538 .

Doc. 25 Cahier de Mamoutou Sanogo
Doc. 25 Cahier de Mamoutou Sanogo

Comment interpréter ce recours à l’abréviation ? Certes, on observe que les scripteurs développent des formes courtes d’écritures dans une perspective d’économie d’espace (Baba) ou de temps (sans doute peut-on interpréter ainsi le « bg » de Makan). Mais un rapport plus ludique à cette forme est évident dans certains des cas cités, le scripteur prenant plaisir à écrire dans ce qui est un style de lettré.

Notes
536.

La troisième occurrence est plus développée : « Bisimila r ».

537.

Nous avons indiqué que l’association de ces chiffres à l’homme et à la femme est classique dans l’aire culturelle mandingue.

538.

Nous avons eu l’occasion d’observer des pratiques combinatoires ou calculatoires à partir de mots ou d’énoncés écrits en arabe, auprès des lettrés en arabe du village, mais aussi auprès d’individus alphabétisés ou scolarisés n’ayant reçu pour formation à l’arabe que quelques années d’école coranique.