3.4.1.3. Des styles individuels ? Position du problème

Les manières d’écrire dans les cahiers que nous avons dégagées tiennent à la spécificité du cahier comme objet personnel. Ces manières sont socialement différenciées : nous rappelons régulièrement les profils des scripteurs dont nous étudions les productions, et soulignons l’importance de cette donnée pour étudier les écrits.

On peut se demander si cette analyse des manières d’écrire peut être prolongée dans le sens d’une identification de styles dans l’écriture des cahiers, passant d’une acception du terme de manière comme « façon » à une autre acception de ce terme, comme « style » précisément.

On peut définir le style comme un processus de production singulier du sens qui passe par l’appropriation de formes socialement constituées. La notion de style, telle qu’elle a été élaborée en histoire de l’art, notamment dans une étude classique de Meyer Schapiro, repose sur l’idée qu’il y a un certain « degré de constance en art », qui permet d’identifier une œuvre ou un ensemble d’œuvres comme possédant des traits communs (SCHAPIRO, 1982 [1953] : 39).

L’idée selon laquelle on peut repérer des styles individuels dans les cahiers ne s’appuie pas sur l’hypothèse d’un travail poétique visant une création originale. A cet égard, les emprunts méthodologiques à des outils forgés dans le domaine de la génétique textuelle ne doivent pas faire oublier ce qui sépare notre corpus des textes littéraires. La dimension proprement esthétique quand elle apparaît dans les cahiers, est soit marginale (et parfois physiquement rejetée dans des marges ou des hors textes, tels le troisième de couverture de Thiémokho Coulibaly) soit combinée à d’autres dimensions (visée ludique et parti pris de détournement des modèles scolaires et administratifs dans le cahier de Ganda Camara et dans la demande de dédicace de Moussa Camara). En revanche, par la notion d’habitude d’écriture, il est possible d’envisager une réflexion plus large sur la possible cristallisation des manières d’écrire dans une forme individuelle.

Cette hypothèse peut être formulée à partir de plusieurs études de cas déjà présentées, où nous avons souligné que l’intensification des pratiques amène le développement de certaines aptitudes : l’usage des listes de courses par Moussa Coulibaly ; la pratique de la prise de notes chez Toumani Sanogo ; la copie et la mise en forme des prières et formules chez Demba Coulibaly.

Cette position du problème autour de la notion de style nous amène à la question centrale de cette partie, du rapport à la subjectivité, que nous allons aborder par la question de l’énonciation.